Marianne : Dans l'Identité malheureuse, votre essai paru à la fin de l'année 2013, vous vous interrogiez sur la trompeuse « homonymie » qui entoure la notion de laïcité. Trois ans plus tard, la laïcité est-elle à nouveau, en France, un nom singulier ?
Alain Finkielkraut : Deux laïcités, en effet, s'affrontent. La première milite contre l'interdiction du voile à l'école, au nom de la liberté de conscience ; la seconde sanctuarise l'école, au nom de l'indépendance de l'ordre de l'esprit. C'est la laïcité libérale que les Américains invoquent pour faire perpétuellement le procès de la France. Celle-ci tient bon, mais jusqu'à quand ? L'individualisme du « c'est mon choix » progresse en tout domaine, et le communautarisme trouve en lui son meilleur allié.
Le Front national propose l'interdiction absolue de tous les signes religieux ostensibles dans l'ensemble de l'espace public. Que faut-il en penser ?
Outre qu'elle veut faire payer à toutes les religions le problème spécifique que pose l'islam, cette proposition contrevient aux principes de la laïcité libérale comme à ceux de la laïcité républicaine. Elle est inapplicable, odieuse et ridicule.
Y a-t-il, selon vous, un génie de la laïcité ?
La laïcité a eu du génie quand elle a conféré à la culture le rôle autrefois dévolu à la religion. Cette époque est révolue. La laïcité demeure, mais son génie est derrière elle.
De passage à Paris, Salman Rushdie a fait cet aveu : « Lorsque j'ai publié les Versets sataniques, à la fin des années 80, les critiques les plus âpres venaient de la droite ; aujourd'hui, c'est l'inverse : c'est la gauche, ou tout au moins une partie de la gauche, qui se refuse à mettre en cause l'islam. » Rushdie a-t-il raison ?
L'autre jour, j'ai invité à mon émission « Répliques » un sympathisant de Nuit debout, Manuel Cervera-Marzal, et un représentant des Veilleurs, Axel Rokvam. Il me semblait intéressant de confronter ces deux expériences d'agora nocturne. A un moment, la discussion s'est envenimée. Pour justifier tout en la regrettant mon expulsion de Nuit debout, Manuel Cervera-Marzal a dit que ma présence place de la République était une provocation, car, dans mes écrits comme dans toutes mes interventions, je propage une idéologie raciste, islamophobe, nauséabonde.
Je lui ai alors lu cette phrase magnifique de Rushdie : « Quelque chose de nouveau était en train de se produire, la montée d'une nouvelle intolérance. Elle se répandait à la surface de la Terre, mais personne ne voulait en convenir. Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : "l'islamophobie". » Ce mot fait fureur dans la gauche Nuit debout, elle l'emploie à tire-larigot, et dénonce ainsi, sans aucune considération pour la montée du nouvel antisémitisme, la réorientation contre les musulmans d'une hostilité qui fut, dans la première moitié du XXe siècle, principalement dirigée contre les juifs.
Manuel Valls a pris à partie le New York Times après la parution d'une enquête dénonçant l'attitude liberticide de la France à l'endroit des femmes musulmanes. Est-ce l'Amérique qui veut la peau de la laïcité ? Ou cette part de l'Amérique dont l'esprit se referme* ?
Le Premier ministre français a répondu à ces attaques d'autant plus blessantes que le quotidien américain qui les publiait les reprenait entièrement à son compte, et ce sont des médias français, le Monde, Libération, Mediapart, qui l'ont aussitôt rappelé à l'ordre.
Qu'est-ce à dire ?
Une même idéologie néoprogressiste est en effet à l'œuvre des deux côtés de l'Atlantique. Les exclus remplacent les exploités, et l'antiracisme joue le rôle autrefois dévolu à la lutte des classes. L'Amérique des campus est le grand laboratoire mondial de cette nouvelle doctrine. Convaincue d'avoir trouvé dans le multiculturalisme la formule définitive de la reconnaissance de l'homme par l'homme, la gauche américaine regarde de haut toutes les sociétés humaines et préconise en guise de diversité l'universalisation de son modèle. L'ouverture dont elle se prévaut la ferme à tout ce qui n'est pas elle.
Elle défend, en outre, au nom de la liberté de conscience, les manifestations d'un islam rigoriste qui punit de mort l'apostasie et qui interdit aux femmes musulmanes d'épouser des non-musulmans. L'islam orthodoxe est, comme le dit Marcel Gauchet, une religion d'avant les droits de l'homme. Plutôt que de partir à la recherche d'un introuvable islam des Lumières, il faut aider les musulmans à faire le même travail d'adaptation aux Lumières que les autres religions. Au lieu de cela, le New York Times et ses équivalents français enrôlent les droits de l'homme au service de leur négation.
Angela Merkel a tenu il y a quelques jours une conférence de presse dans laquelle elle regrette la politique migratoire qu'elle a menée. A-t-elle fini par céder à la part la plus droitière de son opinion ?
Par sa politique d'accueil des réfugiés, Angela Merkel a voulu effacer le signe de Caïn inscrit par les nazis sur le front de l'Allemagne. Là où avait été planifiée l'extermination, l'hospitalité allait advenir. Mais, au moment même où elle disait « Wir schaffen das ! » (« Nous y arriverons ! »), le président de la République allemande réaffirmait solennellement les grandes règles constitutives de l'Allemagne contemporaine : égalité des hommes et des femmes ; respect de l'identité des homosexuels ; refus de tout antisémitisme ; reconnaissance de l'Etat d'Israël. Pourquoi ce rappel ?
Parce que les réfugiés et les migrants viennent d'un monde où règne un tout autre climat. Ivre de rédemption, la chancelière allemande avait oublié que les hommes ne sont pas interchangeables : c'est cette réalité qui se rappelle brutalement à elle.
Vous relatez la série de sondages qui confirment invariablement que les Français « estiment qu'il y a trop d'étrangers en France ». Mais vous refusez d'attribuer ce sentiment majoritaire à la «peur de l'autre». Pourquoi ?
Je ne crois pas que les Français aient aujourd'hui peur de l'autre ; ils se sentent, dans certains endroits, devenir minoritaires ; ils ont peur de ne plus être chez eux chez eux. Cette inquiétude n'est pas ignoble, elle est légitime. Ce qui est en revanche très alarmant, c'est ce vœu d'indistinction formulé naguère par le philosophe René Schérer et relayé par tous les idéologues de l'antiracisme : « Vive donc, oui l'invasion ! Vivement le temps des hôtes, celui où il n'y aura plus ni recevant ni reçu, et où chacun pourra se dire l'hôte de l'hôte. »
Nicolas Sarkozy a récemment convoqué les mânes de « nos ancêtres les Gaulois ». Comprenez-vous le tollé que suscitent ses propos ?
Boulainvilliers avait divisé la France en deux : les nobles descendants des Francs ; la plèbe, gauloise. En disant avec Lavisse « nos pères, les Gaulois », la IIIe République a voulu affirmer son ancrage plébéien et son origine populaire. Ceux qui font aujourd'hui le procès de Sarkozy ne savent pas de quoi ils parlent. « Nos pères, les Gaulois », pour eux, ce n'est pas l'enseignement de Lavisse, c'est la rhétorique du Front national, rhétorique raciste, puisque, dans la langue de Jean-Marie Le Pen, comme dans celle des quartiers, « gaulois » veut dire « blanc ».
Cette lecture démontre une fois encore que la mémoire dont on nous rebat les oreilles est l'oubli de tout ce qui n'est pas Hitler. La vorace bête immonde avale la IIIe République, et les hussards noirs ne se distinguent plus des militants identitaires. Adieu Lavisse, il est désormais entendu que la France est plurielle et qu'elle l'a toujours été ; notre origine n'est plus que le miroir de l'idée que nous nous faisons de l'actualité multiculturelle.
Le passé devient un appendice du présent : « chaque élève doit se reconnaître dans l'Histoire qu'on lui raconte », déclare Najat Vallaud-Belkacem. Deux idées contraires de la nation se font face dans cette polémique. Pour la première, la France est un pays que l'on rejoint, pour la seconde, la France est un pays qui se définit par la diversité de ses composantes. Les tenants de cette deuxième idée n'ont à la bouche que le vivre-ensemble. En la dépossédant toutefois de son passé gaulois mais aussi latin, chrétien, humaniste, littéraire, ils vouent la France à la division et au communautarisme.
L'omniprésence de la question identitaire vous réjouit-elle ? Que répondez-vous à ceux qui prétendent qu'elle « fait le jeu » du FN ?
Alors même qu'ils fustigent l'esprit de collaboration, les obsédés des années noires nous invitent à nous soumettre aux exigences de l'islam. L'honneur, la vigilance et la mémoire nous commandent de refuser cette invitation.
Les responsables politiques sont-ils invités à prendre en compte ce que le politologue Laurent Bouvet nomme « l'insécurité culturelle » ?
Le monde sera-t-il de plus en plus clivé entre ceux qui veulent des frontières et ceux qui vivent dans le cyberespace ?
Un fossé se creuse dans les sociétés occidentales entre les globaux et les locaux, les planétaires et les sédentaires, les hors-sol et les autochtones. Les premiers ne sont pas seulement mieux lotis économiquement, ils se croient moralement et politiquement supérieurs. Alors que les bourgeois d'autrefois avaient mauvaise conscience, les gagnants de la mondialisation font honte au peuple de ses réflexes identitaires.
Le malheur est que, en Amérique, ce peuple méprisé se soit choisi un porte-parole caricatural et même terrifiant, Donald Trump ; deux catastrophes menacent : que l'homme qui admire Poutine parce qu'il a des couilles et qui refuse à John McCain le statut de héros parce qu'il a été capturé soit élu président des Etats-Unis, et que, en raison même de cette victoire, il fasse des émules chez nous.
* Selon la prédiction de l'essayiste Allan Bloom (The Closing Of The American Mind).
Ecœurant. C'est le mot qui vient à l'esprit quand on lit, rapportés par une consœur de M le magazine du Monde, les conseils de l'un des Kids du « Bondy blog » concernant l'académicien Alain Finkielkraut : « Il faut lui casser les jambes, à ce fils de pute ! » Le philosophe Cornelius Castoriadis, il y a quelques années, qualifiait nos temps contemporains de « basse époque ». Il faut croire qu'avec l'effacement terminal de la décence commune nous avons, depuis, touché le fond du fond.
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