Kaboul - L'administration du président Karzaï est corrompue à tous les échelons, de l'humble fonctionnaire au puissant ministre. Les gens ne se cachent même plus pour exiger un pot-de-vin. Le Canada soutient ce gouvernement à coups de millions. Dans le quatrième et dernier volet de sa série sur les ratés de la mission canadienne en Afghanistan, notre envoyée spéciale donne un aperçu d'un phénomène qui a pris une ampleur sans précédent.
Il n'a pas changé. Il s'est un peu empâté avec les années, mais il est toujours aussi truculent. Et il a agrandi sa famille, il vient d'avoir un 17e enfant avec sa 3e femme. Son plus jeune a 2 mois, son plus vieux 28 ans.
Gul Agha Sherzaï est un des hommes les plus riches d'Afghanistan. Gouverneur de la province de Nangarhar, ancien ministre dans le gouvernement Karzaï, hommes d'affaires - il possède une entreprise de construction -, seigneur de la guerre et chef d'une puissante tribu pachtoune, les Barakzaï.
Vous valez combien? lui ai-je demandé.
"Je n'ai pas le temps de compter mes millions", a-t-il répondu dans un grand éclat de rire.
Je l'ai rencontré chez lui, à Kaboul. Il est arrivé en retard parce qu'il visitait un terrain que le gouvernement venait de lui donner dans Sheerpur, un quartier ultrachic, symbole de la corruption. Les seigneurs de la guerre, les ministres et les trafiquants de drogue se construisent des maisons plus tapageuses les unes que les autres.
C'était la troisième fois que je rencontrais Gul Agha Sherzaï. La première entrevue s'est déroulée à Quetta, au Pakistan, quelques semaines avant la chute des talibans, en octobre 2001. Il préparait fébrilement son retour au pouvoir en Afghanistan et sa maison grouillait d'hommes armés.
Je l'ai revu en 2003 à Kaboul. Il venait de perdre son poste de gouverneur de Kandahar, sa ville natale. Un conflit l'avait opposé au frère du président Karzaï, Ahmed Wali Karzaï, un homme puissant qui en mène large à Kandahar. Il n'y avait pas de place pour deux rois sur le même territoire.
Gul Agha Sherzaï a donc été rappelé à Kaboul par le président. Comme cadeau de consolation, il a hérité d'un ministère, celui de la construction.
Il a échappé à cinq attentats en deux ans. Le dernier remonte au début de l'été. Un kamikaze s'est fait exploser près de sa voiture. Les vitres ont volé en éclats, mais Sherzaï s'en est sorti sans une égratignure.
Tout le système est pourri
Gul Agha Sherzaï n'hésite pas à parler de corruption. Il la dénonce tout en s'empressant de préciser qu'il n'est pas corrompu et qu'il n'a jamais trempé dans le commerce de la drogue.
Ramazam Bashardost, ancien ministre dans le gouvernement Karzaï, ne croit pas aux dénégations de Sherzaï. "Tout le monde parle contre la corruption, dit-il, surtout les plus corrompus."
"Jamais la corruption n'a pris autant d'ampleur, ajoute-t-il. Les juges demandent ouvertement de l'argent pour rendre un verdict favorable. Et ils veulent être payés en dollars US, pas en afghanis. Il n'est pas rare de voir un juge se lever devant tout le monde et se diriger vers une fenêtre pour examiner les billets de banque à la lumière du jour, histoire de s'assurer qu'ils ne sont pas faux."
Tout le système est pourri par la corruption, affirme, de son côté, le président de la chambre de commerce, Hamidullah Farooqi.
"La corruption est dopée par les milliards que la communauté internationale déverse sur l'Afghanistan et par la folle croissance de l'économie de Kaboul, qui frise les 12%, dit-il. Les hommes d'affaires sont obligés d'offrir des pots-de-vin sinon ils ne peuvent pas rivaliser avec leurs concurrents."
"Les organisations internationales, comme l'ONU, encouragent la corruption, poursuit-il. Les ONG nous disent qu'elles ne peuvent pas organiser des soumissions en bonne et due forme à cause des problèmes de sécurité. Alors, c'est toujours le même petit groupe qui rafle tout."
Un haut-fonctionnaire proche du président Karzaï en a rajouté. Il m'a demandé de taire son identité.
"La communauté internationale a injecté 19 milliards en Afghanistan, souligne-t-il. Près de 95% de cet argent sort du pays. Les ONG emploient 540 étrangers qui touchent des salaires allant de 5000$ à 35 000$ par mois. Les deux dernières élections ont coûté 359 millions. Ce sont les étrangers qui les ont organisées et ils ont gardé l'argent pour eux."
Le propriétaire et éditeur du Kabul Weekly, Mohammad Dashty, est encore plus mordant.
"L'ONU est un gouvernement dans un gouvernement. Jetez un oeil sur leur compound à Kaboul, c'est quasiment une ville fortifiée. Regardez leurs dépenses, les salaires qu'ils versent à leurs employés, leurs quatre roues motrices qui sillonnent la ville, les voyages qu'ils se paient. J'appelle cela de la corruption légale!"
La guerre sainte
Azizullah Lodin en connaît un rayon sur les pots-de-vin. C'est lui que Karzaï a nommé pour créer un département anticorruption en 2003.
Lodin a bûché ferme pendant 18 mois. Il a finalement accouché de trois rapports qui n'ont jamais été rendus publics. Et pour cause, il y nommait des gens et chiffrait l'ampleur des sommes détournées.
Il a déposé ses trois briques sur le bureau du président Karzaï, avec copie au procureur général. C'était en 2004. Depuis, rien: aucune accusation, aucune poursuite. Le néant.
M. Lodin m'a accueillie chez lui. Il en a profité pour se vider le coeur.
"J'ai découvert un vaste système de corruption au sein du gouvernement, raconte-t-il. Au total, 150 millions de dollars ont été détournés. Un ministre, par exemple, a pris un terrain et une maison qui appartenaient au gouvernement et il les a mis au nom de sa famille. Valeur: 21 millions. Plus de 55 millions de dollars qui appartenaient à l'État ont aussi disparu des banques."
Celui qui préside actuellement le département anticorruption s'appelle Izzatullah Wasifi. Il a été condamné à quatre ans de prison aux États-Unis pour trafic de drogue. C'est le président Karzaï qui l'a nommé.
Mais la corruption ne touche pas que les ministres. Selon l'éditeur du Kabul Weekly, Mohammad Dashty, tout le monde touche des pots-de-vin. "Les officiers de police qui dirigent la circulation arrêtent les gens et leur demandent leurs papiers. S'ils les ont oubliés, ils leur soutirent 100 afghanis (2$)."
Pourquoi une telle corruption? Dashty a sa petite idée. "D'abord l'extrême pauvreté, répond-il. Quand un policier exige 100 afghanis, c'est parce qu'il ne peut pas acheter du pain pour sa famille, son salaire est trop misérable. Il y a aussi l'absence totale de contrôle de l'État. Et l'exemple vient de haut. Le fonctionnaire dépose ouvertement l'argent d'un pot-de-vin sur son bureau, puis il calcule la part qu'il versera à son patron."
Le président Karzaï a décidé de s'attaquer à la corruption. L'année dernière, il a créé une haute commission. Il a demandé à Azizullah Lodin d'y participer. Il a accepté de se joindre à la première réunion, puis il s'est retiré.
"Je sais que ça ne donnera rien, laisse-t-il tomber. Je l'ai vécu quand j'étais à la tête du département anticorruption."
Le Canada verse des millions au gouvernement Karzaï par l'entremise de la Banque mondiale. L'argent sert notamment à payer les salaires des fonctionnaires. Et l'ACDI travaille étroitement avec les ministères afghans de la reconstruction et du développement rural.
Comment le Canada fait-il pour vérifier que l'argent n'est pas détourné? "La Banque mondiale utilise les services d'une firme externe qui s'occupe de la vérification", explique Stephen Wallace, responsable de l'Afghanistan à l'ACDI.
Payante, la guerre
Le frère de Gul Agha Sherzaï, Abdul Raziq Sherzaï, vit à Kandahar. Il brasse de grosses affaires avec l'OTAN. C'est la guerre qui lui a permis de bâtir sa fortune.
Combien de millions? Comme son frère, il n'a pas le temps de les compter. "Cinq ou six", m'a-t-il dit lorsque je l'ai rencontré chez lui, à Kandahar.
Il loue des camions et des autos aux soldats et il transporte du matériel pour les bases militaires de Kandahar et de Bagram. C'est lui qui assure la sécurité des convois de marchandises contre les attaques des talibans. Il emploie 180 gardes armés et 350 travailleurs.
Il a des contrats avec les Néerlandais, les Américains, les Australiens et les Canadiens. Le Canada a accordé cette année 73 millions en contrats à 150 entreprises. Sherzaï en a obtenu pour 72 000$. Un acteur mineur. Ce qui ne l'empêche pas d'entretenir d'excellentes relations avec les Canadiens. "Ils nous invitent à leurs cérémonies, dit-il, et je les reçois chez moi pour qu'ils partagent mon repas."
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé