La nouvelle chasse aux sorcières en France s’acharne sur un écrivain connu, Gabriel Matzneff, qui n’a jamais fait mystère de sa pédophilie. Pourquoi maintenant et pas hier? Pourquoi lui et pas un autre? Et jusqu’où ce délire de l’hypermoralisme nous mènera-t-il?
Vers le milieu de l’an dernier, j’ai croisé Gabriel Matzneff dans les couloirs de notre commun éditeur, Gallimard. Nous avons échangé quelques mots, puis il a poursuivi son chemin en laissant derrière lui le sillage prestigieux des grands mandarins de la société parisienne. Cette aura particulière qui nimbe dans ces mêmes lieux les Sollers, les Garcin ou les Assouline, à quoi est-elle due ? A la démarche, aux manières, à l’eau de toilette ou au demi-sourire autocontemplatif qui ne les quitte jamais?
Sentiments mitigés
Gabriel m’avait proposé une entrevue «après toutes ces années». La proposition est restée dans l’air, légère et non obligeante comme le sont les cordialités mondaines. Je n’ai pas non plus rebondi de mon côté. Mes sentiments à son égard étaient mitigés. Je pourrais les détailler plus cruellement si l’homme n’était aujourd’hui jeté à terre et piétiné par la foule. Je commencerai par préciser que je lui étais reconnaissant – et je le reste – du courage qui fut le sien au temps de la guerre en Yougoslavie. A l’époque, il avait été l’un des rares intellectuels français à prendre la défense du peuple serbe, collectivement diabolisé. Il fallait beaucoup de force d’âme, dans le Paris des années 1990, pour prendre de telles positions. Les rares qui l’ont fait – Handke, Besson, Paucard, Dutourd ou Thierry Séchan – n’en ont récolté ni prix ni gloire, uniquement des coups et des blessures.
Mais il y avait l’autre côté, celui par où il est aujourd’hui crucifié. Gabriel Matzneff était ouvertement pédophile. De son vice capital, il avait fait comme bien d’autres un sujet de littérature. Dans Les moins de seize ans, il explique en gros que son intérêt pour les ados décroît à mesure que leur différenciation sexuelle s’affirme.
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Autant j’apprécie le dandysme politique de Matzneff, autant son dandysme sexuel me débecte. En tant que chrétien orthodoxe, Matzneff savait parfaitement sous quelle qualification se rangeait son goût pour les prépubères. Tout le monde le savait. Dans la fameuse confrontation, à Apostrophes, avec Denise Bombardier, je prends sans hésiter le parti de la Québécoise offusquée. Le talent artistique, ni même le génie, ne peut servir d’alibi à tout. Pour le coup, la bonhomie consensuelle de Bernard Pivot apparaît comme une complaisance écœurante et je suis sidéré de la morgue avec laquelle non seulement Matzneff, mais l’ambiance générale du plateau, balaie l’indignation de cette femme. C’est à cause de ce mépris d’hier que nous avons aujourd’hui les chiennes de garde et les flicomanes étiquetées #Metoo.
Pour ma part, malgré la reconnaissance que j’ai pour l’homme et l’estime due à l’écrivain, si Gabriel Matzneff avait tenté de faire à l’une de mes filles, dans leur enfance, ce que décrit son exécutrice Vanessa Springora, je n’aurais pas délégué le soin de lui faire justice à l’incertain compas moral des juges.
Le vice, puissant moteur de création
Mais je ne raisonne ici qu’au cas par cas, en l’occurrence le mien. N’ayant pas été en situation concrète de corriger Matzneff, je ne songerais pas aujourd’hui à le punir d’être ce qu’il est, comme l’a fait ignoblement le CNL en lui supprimant son maigre viatique. Je n’arrive pas à me persuader d’une règle de conduite générale et absolue face aux vices d’autrui. Les grandes indignations de principe contre la pédophilie, en particulier, m’ont toujours paru fabriquées. Si vous dénoncez une relation entre un homme et un ado de moins de seize ans, vous êtes un brave justicier. Si vous dénoncez la même relation quelques mois plus tard et que l’ado a passé l’âge fatidique, vous êtes un ignoble homophobe. Il y a là une tartufferie aussi désaxée que le comportement qu’on poursuit.
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Quoi qu’il en soit, en tant que père, je n’ai jamais eu trop envie de fréquenter Gabriel Matzneff, même si j’ai lu certains de ses livres avec plaisir. En tant qu’écrivain et éditeur, je me contente de hausser les épaules devant ses extases perverses et ses contritions surjouées, mais également devant les tableaux de chasse des deux Millet, aussi bien Richard que Catherine: n’avez-vous rien d’autre à chanter que les pulsions de votre bas-ventre, rien d’autre à décrire que des fumets d’entrejambes? Certes, le vice est un puissant moteur de création. Certes, un Henry Miller a réussi à le transfigurer. Certes, tous les vrais univers artistiques poussent sur des blessures et des inassouvissements. Certes, comme le chante Leonard Cohen, «il y a une fêlure en toutes choses, et c’est par là que la lumière y entre» (1).
Mais, justement, lorsque la fêlure est exposée en pleine lumière, exhibée comme les moignons des mendiants, nous ne sommes plus dans le registre du drame personnel. Nous sommes dans la bouffonnerie. «Par ma faute, mon inconscience, ma folie», écrit Matzneff, «l’icône s’est obscurcie, occultée, et j’ai sombré dans la nuit». Que valent les repentances si bien léchées, imprimées à des milliers d’exemplaires?
Pas une affaire d’époque, une affaire de milieu
Cela dit, je me garde bien de tout mettre sur les épaules du malheureux Gabriel. Il n’est qu’un des protagonistes de cette mascarade. Ce qui frappe, dans l’«affaire Matzneff», c’est justement son aspect théâtral.
Le témoignage de Vanessa Springora, qui a tout déclenché, n’a rien de sensationnel. Elle décrit ce qui est arrivé à des dizaines de fillettes et de garçonnets depuis des décennies sans que personne ne bronche. Le problème est bien en amont de l’hystérie actuelle. Y a-t-il eu au moins un parent pour infliger une bonne rouste à Matzneff? En tout cas pas le père de Springora, absent, ni sa mère «libérée».
Il est là, le «scoop» de ce livre: dans l’irresponsabilité et la solitude qui, dans certains milieux «éclairés», ont marqué l’éducation des enfants. Mais nous n’allons pas nous attarder à cela, n’est-ce pas? «Les mœurs ont changé», nous explique-t-on, et: «on ne juge pas ces époques à l’aune d’aujourd’hui». Ce n’est pas une affaire d’époque, mais une affaire de milieu. De tout temps, en 1970 comme en 2020, la pédophilie a été un crime répugnant aux yeux des gens ordinaires. S’agissant d’eux, d’ailleurs, nulle clémence n’est admise. Combien d’histoires, dans la presse locale, de profs de gym accusés d’attouchements ou d’incursions dans les douches filles et dont la vie est brisée avant même que les faits aient été établis?
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Mais cette justice inflexible est réservée aux ploucs et aux curés de campagne. Le milieu intellectuel, de tout temps, s’est placé au-dessus de la loi commune. On nous ressort les pétitions pro-pédophiles, les déclarations goujates et impunies de Cohn-Bendit sur l’initiation sexuelle des enfants. On ne se demande même plus pourquoi personne n’a enquêté, par exemple, sur la déclaration fracassante de Luc Ferry au sujet de partouzes pédophiles impliquant un ministre français. Lequel, au fait? «Le public a le droit de savoir», clameraient nos journalistes de grand chemin… sur d’autres sujets que celui-là.
La culture de l’impunité va bien au-delà. On a oublié la vague de compréhension qui a consolé le philosophe marxiste Althusser après qu’il eut étranglé sa femme Hélène Rytman, juive et résistante. Que voulez-vous, il avait succombé à une crise de démence et « à cause du soutien de ses proches de l’ENS», il a évité la prison. Cela ne l’a même pas privé de commémoration nationale. «En 2018, ce n’est pas la mémoire d’Hélène que l’on va commémorer, mais celle de son bourreau», s’indignait Jeannette Bougrab. «Comment est-ce possible, aujourd’hui, en France, à l’heure du #Metoo à tout va?»
La maison Gallimard et les pantins
C’est hélas possible, ma bonne Jeannette… Jusqu’à ce que cela devienne impossible. Sait-on pourquoi? Si l’accusatrice de Matzneff n’avait pas été une éminente éditrice parisienne – donc issue de la même caste -, mais une obscure employée de banlieue, en aurait-on fait un plat? Je n’en sais rien. Peut-être. C’est l’arbitraire de la chose qui frappe et son côté mécanique, aléatoire et grotesque. Hier encore, Gabriel glissait onctueusement dans les couloirs de Gallimard. Aujourd’hui ce sont ses livres, par chariots, qui empruntent les mêmes couloirs en direction des caves ou du pilon. Les preuves de ses crimes n’avaient pas attendu le coup éditorial de Vanessa Springora, elles sont dans ces pages répudiées par ceux-là mêmes qui les avaient éditées. Il n’y a plus ni goût, ni mesure, ni dignité en dehors du goût, de la mesure et de la dignité imposés par la meute et la peur. Dans la maison qui a édité des palpeurs comme Gide, Montherlant ou René Schérer, les chariots risquent d’être chargés dans les mois qui viennent. Ou pas, si la meute entretemps se trouve un autre bouc émissaire…
Oui, c’est comme un rêve. Vous êtes au théâtre, devant une scène plongée dans la pénombre où l’on devine des silhouettes à demi-humaines. Chaque marionnette s’affaire de son côté à des actions qu’on devine plus ou moins honteuses, ne regardant surtout pas ce que font les autres. Jusqu’à ce qu’un faisceau de lumière vienne brutalement en éclairer une, au hasard, et que retentisse une stridente sirène d’alarme. Alors tous ces pantins se précipitent comme un seul homme sur la cible désignée, la taillent en pièces et retournent à leurs postes, marqués sur les planches par de petites croix fluorescentes. Et la pénombre retombe, pour cinq minutes ou cinq ans. Et le public fait semblant de se divertir, non sans un picotement de terreur dans la nuque.
Pour ma part, ce genre de pièces d’avant-garde me fatigue rapidement. Je préfère me réveiller et rentrer chez moi.