a)
j'ai toujours voulu avoir la voix vaillante
je n'ai jamais sacrifié à aucune des modes
même pas à celle de la dérision
je travaille depuis l'enfance
à me faire la voix claire
que mes positions soient responsables
j'aurais aujourd'hui envie d'écrire n'importe quoi
pour dire que je souffre et pour me punir
tout punir nous punir vous punir
mégalomane dans la douleur
pour me laisser être malade
pour faire comme tout le monde
n'importe quoi
b)
montrer comme je suis triste
comme la santé de l'espoir me paraît vaine
j'ai vraiment cru que mon pays s'en allait
par décision par désir par courage
et par la passion naturelle d'être
et de se dire
que mon pays allait se faire simplement
par le goût de devenir
quelqu'un de fier dans sa raison
j'ai vraiment cru que c'était impensable
que les québécois se disent non
oh mais qui étaient tous ces gens
qui ont dit non en notre nom
j'ai vraiment cru que l'aventure
était tentante pour tout le monde
jusqu'aux plus mous qu'on allait
justement encourager mettre d'aplomb
c)
après tout il ne s'agit que de courage
et d'une liberté à agir
il s'agit seulement du fondement même de l'être
je nous trouvais même chanceux
que chez nous ça soit pas trop compliqué
notre situation est simple
les moyens sont évidents
et je nous retrouve aussi à plat ventre
qu'aux temps douteux de mon adolescence
où l'on s'en allait vers les petits frémissements
d'une révolution que nous avons eu l'honnêteté
d'accepter qu'elle soit nommée par je ne sais qui
et je veux pas vraiment le savoir
tranquille
je nous retrouve dans le taponnage systématisé
le statu quo le back-lash et le flash-back
résignés dans encore l'obscurité déjà
documentée comme une pornographie
d)
très raisonnable je dis seulement
que je veux l'identité politique
et le possible d'améliorer les conditions
de toutes les vies
il me semblait qu'ici c'était le meilleur lieu
pour commencer
puisque je peux dire devant l'histoire
qu'ici c'est mon pays
même si mon député s'appelle harry blank
oui je suis représenté comme électeur
par un fantôme persistant qui est là pour défendre
les intérêts des autres
blank harry n'est pas mon homme
et voilà pourquoi la dérision me frôle
j'en suis encore là je suis canadian encore
et le parti qui s'occupe officiellement de mon espoir
est en train de réinventer la chienne et le petit pain
notre travail est d'indépendance et de légitimité
notre travail vient du goût de commencer
selon nos termes une solidarité courageuse
e)
vous le savez que la justice est travaillable
et commence par soi-même et sa dignité
et se donner les lois de sa propre vie
et cesser de se traîner par terre
même si c'est dans l'opulence américaine
et le confort de notre politesse
quand je pense aux combats de tant de peuples
parmi la terre j'ai carrément honte
de notre façon de nos manières à nous
de ne pas se battre
je ne parle pas de violence je parle de force
et de toujours négocier
depuis que je suis petit je ne connais
que ce négoce dans ce négoce je suis né
mon père était nationaliste et ne voulait rien briser
ma mère croit encore à une harmonie qu'il faut accepter
et qui vient des autres
f)
j'ai commencé à penser tout seul autour de 1957
tout seul vous savez ce que je veux dire
nous avons changé l'air mais pas la chanson
je ne sais pas comment vous vous portez
mais moi certains soirs j'en pleure j'en braille
que nous ayons changé l'air mais pas la chanson
j'essaie de m'encourager dans ma vaillance
je siffle dans le noir comme d'habitude
je tiens mon bout au fond du soir en sachant
qu'on est pas assez mais qu'on est plusieurs
et autres choses stimulantes mais c'est pas vrai
je suis comme on dit au bord du désespoir
g)
au bord du désespoir il n'y a plus grand-chose
que la dérision justement
l'art pour l'art la bière
les suaves folies de l'autodestruction
et la rage
l'ennui avec la rage
c'est que si elle n'est pas commune
ce n'est pas une force
c'est peut-être une grande faiblesse
si c'est tout ce qui reste
au fond de certains soirs
pas nés d'hier
oui je suis plein d'une vieille rage
c'est la rage de mon peuple
c'est pas moi qui l'ai inventée
je l'ai reçue en héritage
et je sais qu'il faut qu'elle règne
sinon c'est elle qui nous tuera
(un mois après le référendum)
GARNEAU, Michel, Poésies complètes 1955-1987, Guérin Littérature/L'Âge d'homme, 1988, 772 p.
***
P.S. Il n'y a pas de date pour indiquer quel référendum. C'est parce que ce poème n'a pas vieilli. Il est plein de dignité, d'intelligence et de lucidité. Sa tristesse est belle. - Zylag
Un mois après le référendum (1980)
notre travail est d'indépendance et de légitimiténotre travail vient du goût de commencerselon nos termes une solidarité courageuse
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