Un interview hypothétique de l’auteur du livre « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », (Fides), le professeur Rodrigue Tremblay
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Mercredi, le 2 janvier 2019
Média traditionnel : Rodrigue Tremblay, vous êtes professeur émérite de l’Université de Montréal et vous avez été ministre dans le gouvernement québécois au cours d’une période trouble dans l’histoire du Québec, soit celle des années ’70 et ’80, en plus d’être un auteur prolifique d’ouvrages en économie, en politique et en éthique. Vous avez publié tant au Canada, aux États-Unis, qu’en France. Vous n’êtes donc pas un néophyte pour traiter de questions politiques.
Cela fait cependant quelques mois que votre livre de politique contemporaine, La régression tranquille du Québec, 1980-2018, (Fides), est sorti des presses. Certains ont salué votre livre, surtout dans les médias alternatifs. Cependant, les médias de masse, pour la plupart, ont semblé l’ignorer. Ils n’en ont pas fait grand écho. C’est tout comme si votre livre traitait d’un thème tabou, anathème ou même explosif.
En effet, soyons honnête, votre livre « La régression tranquille » déboulonne les statues d’un certain nombre d’hommes politiques. À quoi attribuez-vous ce silence relatif de la part des médias traditionnels à l’endroit de votre livre. En un mot, êtes-vous frappé d’interdiction dans votre propre pays ?
Auteur : À mon avis, cela pourrait tenir à quelques mots : censure politique et autocensure bien pensante, en fonction d’intérêts idéologiques ou politiques partisans. En effet, les nouveaux curés de la rectitude politique (le politiquement correct si vous voulez) qui ont investi certains médias en mènent présentement large au Québec.
La censure est de tout temps une tentative de contrôle et de manipulation de l’information, en fonction des intérêts partisans ou de pouvoir d’une oligarchie. Elle vise à faire le vide, à imposer le silence et à créer l’oubli de faits incontestés mais déplaisants pour certains. — C’est cet esprit obtus, par exemple, qui fait en sorte que l’on escamote l’étude de l’histoire dans nos écoles, depuis quelques décennies.
En bout de ligne, l’objectif poursuivi est d’empêcher les débats d’idées afin de protéger des intérêts bien identifiables. Ce faisant, on se trouve à nier aux gens la liberté de connaître et de savoir, de penser par eux-mêmes, de réfléchir et de prendre conscience d’une situation donnée. On devrait, au contraire, encourager les débats d’idées afin d’encourager l’esprit critique chez les citoyens. Ceci est d’autant plus vrai que nous sommes censés vivre en démocratie.
Média traditionnel : À quoi vous attendiez-vous en publiant « La régression tranquille… » ?
Auteur : Il va de soi qu’en renvoyant dos-à-dos deux camps politiques et en identifiant leurs torts, je ne m’attendais pas à ce que leurs partisans allument des feux de joie. Je m’attendais, cependant, à plus d’objectivité, de courage et de professionnalisme de la part des médias, surtout des grands médias traditionnels. D’une façon plus générale, lorsque vous écrivez des choses qui entrent en contradiction avec une certaine interprétation d’évènements historiques, vous ne pouvez éviter de vous mettre à dos quelques vendeurs de mythes. Tout cela, on pouvait l’anticiper. Ce qui était imprévu, c’est que des médias évitent les débats publics et fassent en sorte de balayer le tout sous le tapis.
Si nous étions en France, par exemple, on aurait fait quelques tables rondes sur un sujet aussi important que le coup de force constitutionnel du gouvernement Trudeau contre le Québec, en 1980-1982, en invitant quelques personnalités qui ont vécu ces évènements de l’intérieur et qui sont encore de ce monde. Je pense, par exemple, au ministre des Affaires intergouvernementales du Québec de cette époque, M. Claude Morin, et au rédacteur des discours en français de Pierre Elliot Trudeau, M. André Burelle. Il ne faudrait pas attendre pour le faire que toutes les personnes qui détiennent des informations de première main sur ces évènements soient décédées.
Média traditionnel : Face à cette réalité, quelle critique faites-vous aux médias de masse du Québec, (en excluant pour l’instant les médias sociaux) ?
Auteur : J’observe, comme tout le monde, que l’on assiste présentement à un rétrécissement des médias de masse au Québec, tant en nombre qu’en qualité. En effet, non seulement les médias nationaux écrits ne se comptent plus que sur les doigts de la main, mais leur vulnérabilité technologique et financière croissante s’accompagne d’une mise en tutelle grandissante de la part de leurs véritables patrons. Et, ces derniers ne sont pas leurs lecteurs ou leurs auditeurs, mais plutôt leurs mécènes étatiques et, dans certains cas, privés. Leur nouvelle devise semble être de « ne pas déplaire à ceux qui nous financent » lorsqu’il s’agit de traiter de sujets politiques, philosophiques ou historiques. Le dicton est bien connu, « on ne mord pas la main de celui qui nous nourrit ! » Au Québec, on est très frileux lorsque devient le temps de traiter de sujets politiques controversés. On craint peut-être que cela ne porte ombrage à la propagande officielle.
Dans le nouveau contexte technologique dans lequel évolue l’édition en général, même les maisons d’édition de livres ont de la difficulté à survivre. En effet, la survie financière de plusieurs d’entre elles dépend de plus en plus de subventions gouvernementales. On peut comprendre que certaines, sauf exception, préfèrent jouer de prudence et essaient de se concentrer sur la publication de livres de cuisine ou de jardinage plutôt que sur des ouvrages qui traitent de sujets chauds, et qui mettent en perspective et en contexte l’actualité politique ou historique d’un peuple ou d’une nation.
Média traditionnel : Mais il y a aussi les médias électroniques, la radio et la télé. Pourquoi semblent-ils, eux aussi, fuir les débats d’idées ? Pourtant, en démocratie, on penserait croire que les débats d’idées soient essentiels, non ?
Auteur : Il est vrai qu’au Québec, il y a de moins en moins de plateformes de discussion d’idées politiques, philosophiques ou historiques, que ce soit dans les médias écrits ou dans les médias électroniques. En France, et même aux États-Unis, c’est tout le contraire. Les auteurs d’essais peuvent compter sur de nombreux plateaux médiatiques pour faire connaître leurs écrits et leurs idées. Les joutes contradictoires entre les porteurs de différentes visions sont nombreuses et fréquentes.
On voit mal, par exemple, comment les nombreux sujets controversés mais primordiaux (Ex. : religion et politique, immigration de masse légale et illégale, remplacement de population, terrorisme islamique, identité nationale, décadence de l’Occident,… etc.) — tous des thèmes que traitent librement un philosophe comme Michel Onfray ou un essayiste comme Éric Zemmour, en France, — pourraient être ouvertement discutés autrement que superficiellement dans les médias québécois d’aujourd’hui.
Au Québec, et cela surtout après le traumatisme vécu par les élites fédéralistes et multiculturalistes lors du référendum québécois de 1995, une bonne part du monde médiatique s’est refermé sur lui-même comme une huitre. Les émissions consacrées à la littérature, à la culture, à la politique, à la philosophie, à l’histoire et aux idées en général, c’est-à-dire des émissions dans lesquelles il y a un minimum de pensées et d’analyses, en prenant du recul sur l’actualité, ont presque disparues des ondes. Pourtant, dans le passé, des médias lourdement subventionnés comme Télé-Québec et Radio Canada considéraient que cela faisait partie de leur mandat de base de suppléer à la carence observée à ce titre dans les médias privés. Ils ont petit à petit troqué leur mandat social au profit d’une sorte de flagornerie des pouvoirs en place.
Média traditionnel : Si, comme vous le dites, les recensements de livres et d’essais et les débats d’idées philosophiques et politiques ont presque disparus des ondes au Québec, par quoi, à votre avis, ont-ils été remplacés ?
Auteur : Au Québec, la réponse est relativement facile. C’est l’industrie du gros rire et de la plaisanterie. On n’est plus à l’ère du ‘Pain et des jeux’, mais plutôt à celui du ‘Pain et du gros rire’. Comprenez moi bien. Je n’ai rien contre le divertissement, l’humour et le comique. Mais on ne peut pas vivre dans une hilarité perpétuelle ! La vie n’est pas seulement faite de divertissement, de blagues et de rires. Il y a aussi des choses sérieuses à discuter et à débattre, des problèmes collectifs à résoudre et des décisions à prendre, et cela, non pas seulement à tous les quatre ans, au cours de brèves campagnes électorales, mais sur une base continue, pour mieux préparer l’avenir. La fuite en avant dans le gros rire, assorti d’une rectitude politique écrasante, comme on l’observe présentement au Québec — et cela possiblement plus qu’ailleurs — est à mon avis un signe d’infantilisme collectif.
Média traditionnel : Revenons-en, si vous le voulez bien, à votre livre « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 ». Ne pourrait-on vous reprocher un titre quelque peu négatif ?
Auteur : Je crois que le titre d’un livre doit refléter, le plus possible, son contenu. Et ce choix se fait d’ordinaire entre l’éditeur et l’auteur. Comme mes recherches et mes analyses m’amènent à conclure que le Québec est entré dans une grande période de régression dans de nombreux et importants domaines, après le coup de force constitutionnel du 17 avril 1982 contre le Québec, le titre ne fait que refléter une réalité documentée, laquelle m’apparaît incontournable. On pourrait tout aussi bien parler de recul que de régression dans les domaines que j’identifie.
Dans un article que j’ai transmis l’automne dernier au journal Le Devoir, intitulé « Il faut arrêter la régression tranquille du Québec », mais non publié, j’indique bien clairement que la régression observée au cours des dernières quarante années touche avant tout les secteurs politique, constitutionnel, linguistique et démographique, et non pas tous les domaines de la créativité humaine.
Néanmoins, on peut dire qu’elle s’observe aussi, avec moins d’acuité peut-être, dans des domaines aussi disparates que ceux de l’économie, avec la perte de nombreux sièges sociaux et du glissement de l’économie québécoise vers une « économie de succursales », du sport professionnel duquel le Québec est de plus en plus marginalisé et de celui des investissements de remplacement en éducation, en santé et en infrastructures de base, lesquels n’ont pas suivi la croissance de la population et où il faudrait être aveugle pour ne pas y voir une dégradation. — [N.B. : L’article a été publié dans des médias alternatifs. Ce fut le cas notamment sur Mondialisation.ca et sur Vigile.Québec.]
Média traditionnel : Comment situez-vous cette nouvelle « régression tranquille » dans l’histoire du Québec ?
Auteur : À l’occasion du lancement du livre « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », le 12 septembre dernier, j’ai fait une revue des « Trois grandes ruptures politiques, suivies de régressions, dans l’histoire du Québec depuis 1760 ». On peut prendre connaissance de cette revue sur mon site Internet, en écrit, ou bien sur YouTube, en vidéo.
Essentiellement, on peut dire que le coup de force constitutionnel du gouvernement canadien contre le Québec au 20ème siècle a été précédé dans le temps par deux autres importantes brisures dans l’histoire du Québec et des Canadiens français, soit celle qui a suivi la Conquête de la Nouvelle-France au 18ème siècle par les armées britanniques, et celle qui a suivi la révolte manquée des Patriotes en 1837-38 et la répression du colonisateur britannique par la suite, au 19èmesiècle.
Média traditionnel : Dans le contexte de grands et rapides changements dans les domaines constitutionnel, économique, démographique et linguistique, comment entrevoyez-vous l’avenir du peuple québécois ?
Auteur : Je suis d’avis — et cela est explicité dans mon livre — que s’il n’y a pas un sursaut salutaire des nouvelles générations et des élites, et cela à plus ou moins brève échéance, il existe un grand risque que le Québec francophone soit inexorablement sur la pente glissante d’une Louisianisation débilitante et d’une marginalisation politique croissante à l’intérieur d’un Canada de plus en plus anglophone, avec toutes les conséquences de rétrécissement de la vie collective française au Québec, et dans les provinces voisines de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick, qui en résulteraient.
Média traditionnel : Pouvez-vous élaborer davantage ?
Auteur : En effet, dans un monde de grands ensembles et de mondialisation économique et financière, la règle des « économies d’échelle » et de l’abaissement des coûts dans de nombreuses productions, aussi bien dans les industries culturelles que dans les autres, tend à s’appliquer. Au plan culturel, déjà on observe une inféodation des émissions nationales de télé à des traductions ou à du sous-titrage d’émissions étrangères. Je ne crois pas que cette tendance aille en s’estompant dans l’avenir, mais ce sera plutôt un phénomène qui ira en croissant.
De plus, l’évolution de la Confédération canadienne vers un multiculturalisme tous azimuts risque de donner lieu à moins d’ouverture au fait français et aux droits des francophones, et même à donner naissance à une véritable francophobie.
Par conséquent, il y va de la responsabilité des gouvernements de prêter une attention particulière à la pérennité de l’identité culturelle du Québec et de la francophonie canadienne en général. Il m’apparaît évident que le rouleau compresseur de la mondialisation et l’idéologie du multiculturalisme mettent en cause la survie des petites nations comme celle du Québec. Mais hélas, face à ce tsunami, il est possible que l’on se réveille trop tard.
Média traditionnel : Et en conclusion ?
Auteur : Je suis modérément optimiste pour l’avenir. Je crois que cette période de je-m’en-foutisme, de censure, de défaitisme, de recul et de fuite dans le superficiel, que nous traversons présentement, sera suivie d’un réveil collectif et d’une nouvelle prise de conscience de notre destin collectif, en tant que seule collectivité majoritairement francophone en Amérique du Nord. Tout sera affaire de volonté personnelle et collective, et de leadership. Sinon, nous serons engloutis dans le grand tout nord-américain impérial.
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