Un gouvernement qui nous fait marcher

Nous proposons l’idée que le gouvernement ne craint plus les marches pacifiques, et même les casseurs qui s’infiltrent dans les manifestations, car les marches, quand elles ne sont pas déstabilisantes, en viennent à justifier le pouvoir en place.

Crise sociale - JJC le gouvernement par le chaos



« Avec de nouvelles technologies, ne sommes-nous pas en train d’assister
à la disparition inéluctable de l’auteur ou du créateur au profit d’une marque »
_ Paul Virilio

Petite théorie des otages politico-médiatiques
Nous proposons l’idée que le gouvernement ne craint plus les marches pacifiques, et même les casseurs qui s’infiltrent dans les manifestations, car les marches, quand elles ne sont pas déstabilisantes, en viennent à justifier le pouvoir en place. Elles favorisent la constitution d’otages par images. Il convient dès lors pour les autorités de diviser la population afin de profiter de diversions médiatiques qui lui permettront de faire oublier son bilan et d’espérer une réélection lorsque bon lui semblera. S’il utilise habilement les médias circulaires, il parviendra à renforcer son pouvoir. Il n’hésitera pas à stigmatiser des individus et à construire des ennemis faciles à identifier. Et même si des articles traitent du printemps érable à l’étranger, les élections concernent des citoyens qui pourraient avoir oublié le bilan du gouvernement quand ils se présenteront aux urnes.
À qui servent les manifestations ? À ceux qui contrôlent les marques…

D’abord, contrairement à l’idée reçue, ce ne sont pas les associations étudiantes qui font marcher les étudiants et les manifestants mais bien le gouvernement. Les marches sont des réponses au mépris du gouvernement libéral. En effet, les marches, en dépit du fait qu’elles galvanisent les plus radicaux, ont peu d’effet dans les démocraties avancées plus préoccupées d’économie que d’avenir collectif. Les marches et les tintamarres, s’ils ne sont sans doute pas recherchés par le gouvernement, sont des mouvements qui ne le défavorisent pas électoralement parce qu’ils lui permettent de construire une opposition facile à identifier. Au fond, il y a le gouvernement, garant de l’ordre et de la sécurité, et les petits groupes d’éternels insatisfaits de gauche, ceux qui manifestent au sujet de tout et que les médias se plaisent à dépeindre comme des irréalistes. Il y a une étiquette syndicale comme il y a une étiquette pour les carrés rouge et une autre, plus foncée, pour la CLASSE. Au chaud dans les marches, hébergés parmi ceux qui veulent vraiment changer le monde, vivant intensément dans une fraternité en mouvement, certains étudiants ont respiré dans les manifestations et ont été étiquetés. Il n’y a pas d’auteur de manifs, il n’y a que des étiquettes que l’on colle sur ceux qui portent le carré rouge de la résistance à la spirale libérale. Et il se peut que, pour cette raison, le mouvement étudiant soit devenu otage de sa propre mobilisation historique, otage de son image, otage de son label aussi.
Dans une démocratie économique et technologique, une population peut s’accommoder des manifs, espérer une « normalisation » rapide et perdre de vue la raison même de la contestation. Devant une télévision, on peut tout oublier. Il est dès lors très difficile dans nos sociétés complexes de distinguer ce qui se passe, d’analyser, faire des lien ; il est plus facile de juger comme Jacques Villeneuve ou Christine Saint-Pierre. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut plus marcher, mais que les marches ont leurs limites car elles sont devenues des marques, comme le carré rouge. On a beau les répéter, en faire des marées humaines, dans la réalité elles font encore trembler mais pas tomber le gouvernement, lequel peut se permettre de mépriser les gens qui s’opposent à lui tant il est puissant par rapport à la rue. Le gouvernement reconnaît le droit de marcher pacifiquement tant et aussi longtemps que les marches ne sont pas trop importantes : il accepte qu’elles revivent afin qu’elles s’essoufflent et deviennent des caricatures d’elles-mêmes. Devenues étiquettes, elles sont faciles à « démoniser ». Si elles parviennent à paralyser l’économie, alors il modifiera les lois dans le but de reprendre ce pouvoir concédé à la rue. C’est ce que l’on a vu avec la loi spéciale 78.
Une réélection libérale doit passer par la division de la population

Le gouvernement a voté cette loi spéciale quand il a réalisé qu’il a avait perdu son agenda politique et que le semestre d’hiver était fini, ce qui faisait craindre pour l’économie des promotions. Sans cela, il n’aurait pas bougé. La loi spéciale présentait l’avantage de diviser et de créer des pirates, des méchants. Diviser encore pour mieux régner sur une population qui s’habitue trop facilement aux divisions politiques. La division, notons-le une fois pour toutes, est le critère de la réélection du parti libéral au Québec. Le gouvernement a réussi à diviser en partie les étudiants. Il a divisé en partie les professeurs. Il a tout fait pour diviser les partis politiques – il a réussi – et mettre le feu dans la population civile qui, il le savait, n’aime pas le désordre et a peur du changement. La logique derrière la division est claire : les générations s’opposeront entre elles car les jeunes sont moins nombreux à exercer leur droit de vote et ont, par conséquent, moins de pouvoir aux élections. Et comme l’expérience montre qu’il est plus facile de « faire sortir » le vote des citoyens plus âgés, le gouvernement poussera à bout les logiques de l’étiquetage, de la division, et de l’opposition de la population contre elle-même.
L’art de forcer le regard à gauche pour oublier ce qui se passe à droite : la diversion
Cette stratégie de la division populaire est encore plus rentable politiquement si elle permet la diversion, c’est-à-dire si elle parvient à favoriser certains événements qui renforcent le pouvoir et rendent illégitime toute opposition, surtout celle des jeunes. La diversion est un outil idéal pour reprendre le contrôle de l’agenda : elle sert à mettre en évidence les priorités du gouvernement afin de masquer, taire ou faire oublier celles des contestataires. Elle veut que la population regarde d’un côté, en surface, alors que tout se passe de l’autre. L’État libéral est spécialiste de la diversion : quand il s’agit de masquer la collusion, la corruption et les scandales, le gouvernement réussit toujours à trouver une cible capable de faire oublier sa gouvernance douteuse. La loi spéciale 78 devait masquer les acquis de la grève. La crise sociale, était-elle fabriquée, au moins mise en scène, devrait faire oublier le bilan catastrophique de neuf années de corruption libérale. On peut penser que l’accent mis sur le Grand Prix, au début des vacances, devait faire oublier un printemps tumultueux. Les arrestations « préventives » et le profilage seront-ils suffisants pour étouffer ceux qui respirent encore, courageusement, les gaz et se battent au quotidien pour la liberté des autres ?
Des médias circulaires divertissants : faire tourner le cirque et la machine économique
Or qui dit Grand Prix, dit cirque automobile et cirque médiatique. Si le gouvernement a tout misé sur cet événement vitrine pour Montréal, c’est sans doute pour en finir avec la saison des manifestations. Il compterait sur des médias fatigués des manifs, travaillant en boucle, une ville malade de festivals et des rues barrées pour faire diversion. Sans surprise : l’État policier se manifesterait pendant la fête afin de sauver le pouvoir des amis, des riches et des pollueurs. On pourrait pratiquer le profilage aisément, intercepter des jeunes au carré qui veulent simplement marcher sur le site. On fouillerait toute personne « suspecte », pas des ministres, des célébrités ou des proches de la maffia, et on accompagnerait loin du site toute personne qui ne possède pas de billets. Évidemment, les médias justifieraient ces arrestations arbitraires au nom de l’économie et des appels des « éteignoirs » qui refusent toute discussion et tout progrès social. Puisque les publicitaires, les commandites et les gouvernements se représentent eux-mêmes dans les grands journaux, ceux-ci n’iraient pas jusqu’à critiquer ouvertement ou rapporter les motivations profondes de ceux qui remettent en question le Grand Prix au nom d’une cause : ils feraient tout ce qu’ils peuvent, pensons aux éditorialistes, parasites avoués des patrons, et chroniqueurs éteignoirs, pour valoriser le statu quo, c’est-à-dire l’emprise du lobby de la bagnole sur la démocratie en mouvement.
La construction médiatique d’un père « désobéissant » : le cas Amir Khadir

Dans la structure du pouvoir, le gouvernement a compris que l’un des moyens de rester au pouvoir est de se fabriquer une opposition visible, bruyante et facile à critiquer pour ses positions extrêmes. De la modeler, si possible. C’est donc sur un plateau d’argent qu’il a reçu la semaine dernière l’arrestation d’Amir Khadir, le député le plus actif et le plus rigoureux dans sa défense de la démocratie participative. Khadir pouvait ensuite être caricaturé pour ses propos dans les médias : le député se prendrait pour Gandhi ou Martin Luther King… propos malhonnêtes, évidemment, mais combien payant sur le plan du marketing politique.
Incapable de ne pas profiter d’une pareille imposture médiatique, le gouvernement se devait de montrer à la population québécoise ce qu’est, selon lui, un père « désobéissant », qui plus est un député de l’opposition ! Avec l’arrestation planifiée de la fille de Khadir, la mise en scène des libéraux serait complète : les libéraux, par le travail des policiers qui s’offrent des arrestations « préventives », allaient montrer au peuple ce qu’est un père politique, une autorité qui valorise l’État, la loi et l’ordre. La population, capable d’avaler toutes les couleuvres, aurait droit à un contraste de choix : elle devrait normalement voir en Amir Khadir un père irresponsable et en Jean Charest, en face, un homme responsable aux commandes de l’État…
On le voit mieux maintenant. Tout cela est symbolique : en salissant le Diogène contemporain Amir Khadir, le seul député qui fait ce qu’il dit, le seul à hériter d’une publicité négative gratuite, c’est toute la gauche du Québec que dépeint un gouvernement libéral qui n’hésite jamais, lui, à s’offrir des campagnes de publicité payantes dans les journaux. L’État libéral n’a pas le moindre mal à arrêter le seul député qui maîtrise la notion et la pratique de la désobéissance civile, désobéissance rendant possible l’exercice de la démocratie moderne. L’État libéral est violent car il se comporte comme une entreprise privée qui « instrumentalise » les forces policières, mais aussi parce qu’il n’hésite jamais à détourner le sens des mots.
Vouloir récolter en automne sans avoir semé : les otages du Parti québécois

Amir Khadir n’est pas un héros, mais un homme cohérent, un être de principes. En ce sens, son action politique se distingue de celle des députés du Parti québécois. Ces députés de l’opposition, cherchant à tirer profit du carré rouge d’étudiants en mouvement, sont des otages de leur parti et de leur vision de la politique partisane. Au lieu d’incarner dans l’action leur idéal politique, la souveraineté, ils ne veulent pas faire d’erreur coûteuse afin de profiter ensuite d’un climat social en crise. Ce sont des « otages » parce qu’ils espèrent récolter, à l’automne électoral, tous les fruits du printemps québécois sans avoir semé eux-mêmes la moindre graine de changement. Ce sont encore des otages parce qu’ils ne sont pas libres d’agir en dehors des sondages et de la politique du parti sous peine de devoir le quitter. De nombreux députés du Parti québécois, d’ailleurs, manquent de caractère, ce qui n’est pas le cas d’Amir Khadir. Et ceux qui ont des yeux pour voir savaient déjà tout cela car durant les manifs, il n’y avait pas de pancartes du PQ, seulement celles de Québec solidaire et des autres partis progressistes. S’ils parviennent à diviser le vote, après avoir créé des otages politiques commodes autour d’eux, les libéraux risquent de reprendre le pouvoir après avoir provoqué, l’ironie est parfois totale, l’une des pires crises sociales de l’histoire du Québec.
L’impuissance de la société civile : des casseroles pouvant conduire au pire des gouvernements
L’indignation ne sauvera pas le monde. Les casseroles suscitent l’admiration des uns, mais aussi le rire des autres, ceux qui ne croient plus au changement depuis longtemps. Ceux qui collaborent avec l’État ne sortent pas de batterie de cuisine. Et c’est la raison pour laquelle le tintamarre pacifique divise autant qu’il rallie. Certains prétendent désormais que le son des casseroles, qui voulait dénoncer une situation de crise, pourrait entraîner son effet contraire, à savoir la réélection redoutée des libéraux !
Quand des articles critiques sont publiés à l’étranger, dans le prestigieux journal Le Monde, et qu’ils n’émeuvent pas les libéraux, pas plus que les critiques environnementales ne touchaient les conservateurs à Ottawa, on est en droit de se demander si la population ne chérit pas son impuissance politique. Quand on a organisé des manifestations originales, nombreuses et pacifiques pendant un printemps et que le mouvement doit se remettre en question en juin, c’est parce qu’il fait face à un gouvernement plus rusé, mieux armé, plus obstiné et surtout plus puissant que lui. Cette impuissance de la population pourrait devenir un argument en faveur du parti au pouvoir lors de la prochaine campagne électorale car l’impuissance peut être interprétée comme de la stabilité par une population affolée devant tous les spectres de l’histoire, toute possibilité de contestation et de changement. C’est bien connu : une population dominée et méprisée, critiquée par ses élites, a une tendance innée à l’immobilité, c’est-à-dire à voter pour l’ordre.
Les étudiants ont fait tout ce qu’il fallait pour secouer l’État et réveiller une population endormie, mais le gouvernement semble trop puissant et trop violent par rapport à ceux qui lui opposent leur vie. Les libéraux survivent aux marées humaines, aux émeutes, aux démissions et aux critiques internationales. La rue ne gagnera pas rapidement son combat, nous n’avons pas écrit sa guerre, contre un gouvernement corrompu qui peut inventer à sa guise des lois, sacrifier les membres de son parti et continuer d’arrêter des innocents.
Le gouvernement veut profiter du début de l’été. Dans son impuissance politique même, il demeure assez fort pour se donner des vacances. S’il y parvient, c’est parce qu’il a réussi à fabriquer, à même la crise, de la peur et des otages, des otages de la contestation et des otages politiques. Les juges et les policiers, eux-même otages du gouvernement, continuent d’obéir et de renforcer le pouvoir de l’État contre des manifestants devenus otages de leur image.
Des otages d’une structure politico-médiatique trop puissante ?
Le gouvernement possède ainsi une carte maîtresse : les marcheurs et les manifestants sont devenus les otages de leur propre stratégie. Se cantonnant dans une logique de l’opposition infinie, ils sont les otages d’une rue politique qu’ils ont réussi, avec un courage extraordinaire, à animer et à occuper ? Mais que peuvent-ils faire de plus, de mieux même, si le gouvernement ne répond pas et envoie des policiers armés de matraques et d’un chèque en blanc ? Or les leaders étudiants devront étudier les échecs des mouvements d’indignation, que ce soit le Printemps arabe, la Puerta del Sol et les occupations urbaines, car l’occupation de la rue peut conduire à l’immobilisme, c’est-à-dire à la fabrication de statuts de sel.
L’été arrive et la mobilisation sera plus difficile, bien qu’existante. Il y aura des manifestations tout l’été, mais elles ne bénéficieront pas de la couverture médiatique souhaitée. Quant à la rentrée d’août 2012, elle sera déterminante. Car c’est en août que nous verrons si les étudiants ont choisi la guerre. La population du Québec oubliera-t-elle les raisons de la grève ou réanimera-t-elle le brasier du printemps ? Une chose est déjà sûre en juin : les étudiants devront se refaire du capital politique à même une population devenue insensible à leur cause, revoir leur image de marque car les otages ne sont pas toujours compris, un peu comme les prisonniers d’ailleurs, parce que l’on reconnaît plus volontiers le costume que les humains qui, derrière, se battent pour une cause, fut-elle juste.

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Dominic Desroches115 articles

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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