Michael Ignatieff est décidément un politicien atypique. Voici un leader politique qui est un écrivain authentique dans un pays où les politiciens n'écrivent pas, sauf quand (pour la plupart) un «nègre» leur passe sa plume, et encore est-ce presque toujours par calcul: soit pour dorer leur image à l'approche des élections, soit pour glorifier leur passage au pouvoir dans des autobiographies complaisantes.
Contrairement à la France, où l'on ne fait pas de grande carrière politique sans avoir publié au moins un livre, le monde politique du Canada est un désert littéraire, à la brillante exception de Pierre Elliot Trudeau, dont les écrits sont de grands classiques de philosophie politique. M. Ignatieff est d'une autre mouture: moins rationnel, plus romantique, plus imaginatif, il se situe quelque part entre le penseur politique et le romancier.
Son Album russe (Boréal, 1990), qui racontait l'histoire de ses ancêtres paternels, était un bijou. Il récidive, cette fois, avec la biographie intellectuelle de trois hommes marquants de sa lignée maternelle: Terre de nos aïeux, quatre générations à la recherche du Canada (Boréal).
Même si la matière, à l'image des sages protestants d'origine écossaise que furent les Grant, est moins romanesque que l'épopée des Ignatieff, ce petit livre au style fluide (et très bien traduit par Alexandre Sanchez) se lit avec plaisir.
J'ai particulièrement aimé le chapitre sur son arrière-grand-père, un pasteur presbytérien qui participa à la première expédition visant à établir le tracé de la voie ferrée du Canadien Pacifique, scellant à la fois les bases de l'unité d'un pays géographiquement improbable et le début de l'agonie culturelle des peuples autochtones. M. Ignatieff a lu les comptes-rendus de cette équipée, refait lui-même ce parcours en 2000, et nous emmène, littéralement, dans un fabuleux voyage où les zones d'ombre le disputent à l'émerveillement.
Tout comme L'Album russe ouvrait une fenêtre captivante sur l'aristocratie russe du XIXe siècle, les débuts de la Révolution et l'expérience exaltante et douloureuse de l'exil, Terre de nos aïeux, à travers le parcours de trois générations de Grant, s'inscrit dans une vaste toile de fond - l'Empire britannique, les deux guerres mondiales, la montée de la puissance américaine... Intéressant et instructif. On sent, bien sûr, l'arrière-pensée politique, même si le coeur du récit a été façonné bien avant la plongée d'Ignatieff en politique. Ce livre est une réponse à ceux qui lui reprochent d'avoir vécu 30 ans à l'étranger, une façon de montrer, à travers l'histoire de trois intellectuels engagés qui se sont interrogés à des époques différentes sur le «destin» du Canada, qu'il a ici des racines très profondes.
L'avant-propos et la conclusion se lisent un peu comme un manifeste politique, et c'est là que le texte a tendance à devenir sentencieux, mais il y a quand même, dans ces chapitres écrits sous la pression politique, un souffle, une certaine hauteur de vue, des accents de lyrisme, exceptionnels sous la plume d'un chef de parti. Ainsi, ces belles pages sur le patriotisme: «Aimer un pays est un acte d'imagination»... «Un pays est une entreprise commune qui nous arrache à notre solitude, qui nous libère de la prison du moi».
Ce qui intrigue, c'est la conscience aiguë que semble avoir l'auteur de son propre destin, comme s'il était voué à poursuivre, dans la foulée de ses ancêtres, la quête d'un pays qu'il dit «inachevé». Se voit-il, orgueilleusement, comme celui dont la mission serait de donner au Canada sa pleine personnalité? Ou est-ce l'âme slave héritée des Ignatieff qui le mène à cette vision romantique du Canada?
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