CAPITALISME, PROPRIÉTÉ, USURE

Piketty et Buisson, même combat ?

La fin d'un monde, dernier livre de Patrick Buisson, vient de paraître

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Chronique de Rémi Hugues

Sil y a bien deux hommes qu’il est difficile de faire rentrer dans la même case politico-intellectuelle, ce sont Patrick Buisson et Thomas Piketty. Mais ils ont en tout cas des points communs. Ils susurrent leurs conseils à l’oreille des dirigeants, leurs livres se vendent bien et sont salués par la critique. Le capital au XXIème siècle, paru en 2013, est devenu l’évangile de la Gauche. Idem de La Cause du peuple, sorti trois ans plus tard, pour la Droite.


Tout n’oppose pas pour autant les deux essayistes influents. Au-delà des divergences, ils sont d’accord quand il s’agit de mettre en exergue les méfaits et dégâts causés par le capitalisme financier. On trouve dans le « chef d’œuvre » de Buisson – dixit Jean-François Kahn –, cette formule : « La droite contre le capital ». Cette droite, c’est celle de Buisson, « qu’on la nomme contre-révolutionnaire, légitimiste, traditionaliste ou qu’elle évolue sous la bannière du catholicisme social, s’inscrit d’emblée dans une opposition radicale, aussi philosophique que politique, au libéralisme et au capitalisme. »1 La littérature de cette droite « s’attache à dénoncer avec horreur les effets ravageurs de la mutation économique engendrée par la révolution industrielle, aussi bien l’exploitation du prolétariat que la dégradation morale corrélative de la bourgeoisie »2.


 


Piketty, lui, va dans le même sens, quand, dans le numéro de L’Obs du 5 septembre 2019, il en appelle à dépasser le système socio-économique actuel, à « sortir, abolir, remplacer » le capitalisme. L’hebdomadaire de gauche lui avait ouvert ses colonnes pour qu’il présente l’intérêt de son ouvrage Capital et Idéologie, un pavé massif... 1232 pages ! Quand même ! Comme si la quantité pouvait être gage de qualité...


Ce qui explique la notoriété de Piketty, c’est ce qu’il préconise, dans l’optique de pallier aux inégalités socio-économiques : la mise en place d’un impôt mondial. La clé de sa réussite indéniable dans le monde politico-médiatico-intellectuel est qu’il propose une solution mondialiste aux problèmes générés par le déploiement du capitalisme financier. Cela lui vaut un soutien sans faille de la part du Pouvoir, d’essence globaliste. Lui croit être un résistant, mais il n’est que l’homme-lige des agités du global que dénonce page après page Buisson dans son maître-ouvrage La Cause du peuple, dont le titre ne renvoie ni à l’univers d’un Maurice Barrès ni d’un Charles Maurras – figures intellectuelles dont il s’est fait l’épigone –, mais est connoté années 68, Benny Lévy alias Pierre Victor, Gauche prolétarienne, qui avait choisi ce syntagme comme titre de l’organe de ce mouvement maoïste.


 


Quand la « grande presse » se plaît à présenter l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy en croque-mort, en crâne rasé de la pensée, comme dirait Bernard-Henri Lévy, elle adule le « résistant » Piketty, qui est choyé par France Inter, par les Salamé, Demorand et consorts, par les journalistes du Système, du Pays légal, qui se reconnaissent par une inculture et une servilité confondantes.


Piketty peut ainsi exposer ses thèses prétendument subversives – car « anticapitalistes » ! –, qui s’articulent autour d’un axiomatique qui voudrait que la sacralisation du pouvoir royal a été supplantée par la sacralisation de la propriété à partir de 1789. Dit autrement, que la « société des propriétaires » s’est substituée aux sociétés « ternaires », ce qui renvoie aux communautés traditionnelles divisées en trois groupes (ceux qui guerroient ; ceux qui prient ; ceux qui travaillent), qu’en langage savant on désigne par la formule « tripartition dumézilienne ».


Or la vision développée par Piketty s’appuie sur la définition scolastique du capitalisme, qui pose que sa condition décisive de possibilité est la propriété privée. Ce qui est pour le moins contestable. Prenons par exemple l’épisode du vase de Soissons – tant reprise par les manuels classiques d’histoire de France, où Clovis impose sa prééminence vis-à-vis de ses congénères francs –, met en évidence que la question de la propriété, du tien et du mien, n’est pas apparue au XVIIIème siècle, date communément admise des débuts de l’ère capitaliste.


 


Nous vivons en réalité un desserrement de la logique de la propriété. La Chrétienté a aboli l’esclavage, à l’exception notable de la traite négrière, qui fut la contrepartie de l’interdiction de l’assujettissement des indigènes amérindiens, décidé en 1551 à Valladolid après une controverse fameuse entre le dominicain Bartolomé de Las Cases et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda. L’essor d’internet est en train de remettre en question le principe de propriété préalablement établi par le droit positif, dont les bases furent posées par Napoléon Ier dans le titre II du Code civil.


Il suffit de chercher dans l’œuvre de Karl Marx, dont Piketty s’érige en fidèle continuateur, en particulier dans Le Capital, pour voir mentionnés des faits historiques qui remettent en cause l’idée qu’au tournant du XIXème siècle la propriété a été sacralisée, ce qui signifie protégée, sanctuarisée, rendue intouchable.


Dans la section 8 du livre I du Capital, Marx écrit des choses qui vont totalement à l’encontre de ce que soutient Piketty :


« Au XIXème siècle, on a perdu jusqu’au souvenir du lien intime qui rattachait le cultivateur au sol communal. Le peuple des campagnes a-t-il, par exemple, jamais obtenu un liard, d’indemnité pour les trois millions cinq cent onze mille sept cent soixante-dix acres qu’on lui a arrachés de 1801 à 1831 »3.


En 1818, un certain George Ensor relatait que « [l]es Grands d’Écosse ont exproprié des familles comme ils feraient sarcler des mauvaises herbes »4.


À propos de habitants du fief de la duchesse de Sutherland, Marx écrit : « De 1814 à 1820, ces quinze mille individus, formant environ trois mille familles, furent systématiquement expulsés. Leurs villages furent détruits et brûlés, leurs champs convertis en pâturages. […] Une vieille femme qui refusait d’abandonner sa hutte périt dans les flemmes. »5


Ainsi à cette époque en aucun cas la propriété privée attachée à un individu était chose sacrée, inaliénable : « La spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des domaines d’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. »6


Si à ce moment là la propriété a pu changer de mains, cela ne signifie pas que d’un coup le principe de la propriété ait été sacralisé – sinon aucun phénomène généralisé d’expropriation n’aurait été possible –, au détriment d’une autre sacralisation, celle du pouvoir royal.


Mais utiliser ce terme de sacralisation est fort à propos quand il s’agit d’identifier les conditions de possibilité du capitalisme. C’est justement son mouvement contraire, la désacralisation, dans le sens de sécularisation, de la perte du poids, au sein de la vie sociale, de la religion, au profit d’une conception rationnelle et pragmatique du monde, qui est le moteur ayant entraîné la naissance du capitalisme.


À la spoliation des biens d’église évoquée par Marx, s’ajoute la décrépitude du pouvoir coercitif de l’Église sur la société, notamment en matière économique. L’Église exerçait une pression très forte sur la classe des marchands, afin de les empêcher de parvenir à ce qu’ils rêvaient tant : l’abolition de l’usure. Louis IX par exemple soutint cet effort.


 


À cette force la logique capitaliste répondit par un mouvement culturel et littéraire dont le but était de faire obstacle à l’institution ecclésiale : les Lumières. Depuis l’Écosse avec Adam Smith et John Law, l’Angleterre avec Henry Bolingbroke, Jonathan Swift et John Locke, la France fut irradiée par un faisceau idéologique qui prétendait la libérer du joug catholique.


Les Lumières, ce n’est pas que Rousseau ou Voltaire, lequel dans Le Mondain tournait en dérision Adam et Ève – les présentant comme des êtres vivant dans l’ignorance, qui n’avaient rien, étaient nus, avec leurs ongles longs, un peu noirs et crasseux, la chevelure un peu mal ordonnée, le teint bruni, la peau bise et tannée – pour mieux dénigrer le pape, l’ennemi héréditaire des usuriers, c’est aussi l’école des physiocrates et des économistes, Turgot puis Say, puis Bastiat... L’enjeu pour cet aréopage de savants fut d’élaborer des plans pour la société nouvelle, ce qui plus prosaïquement revenait à s’affranchir du corset catholique.


La Bible, trop favorable au pauvre, devait être remplacée : ainsi de la proclamation de la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789, texte sacré s’il en est de notre temps. Le travail de l’argent en lieu et place du travail des hommes, là réside l’innovation économique. Les marchands du Temple se vengèrent du Christ, en témoigne l’effroyable épisode de la décapitation de son lieutenant Louis XVI, le 21 janvier 1793, les persécutions du clergé et le populicide vendéen. Un Être-Suprême, divinité idéale aux yeux des marchands d’argent, prit la place du Dieu-fait-Homme. Pour nouveau credo, dit Marx, le crédit public7. Qui poursuit par cette sentence extrêmement lucide : « Aussi le manque de foi en la dette publique vient-il, dès l’incubation de celle-ci, prendre la place du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnable »8.


 


Quand Édouard Jourdain explique la chose suivante : « Mon hypothèse est qu’on comprend ce qu’est le capitalisme en le référant à ce qu’Aristote appelle la chrématistique »9, il s’approprie une idée qui était déjà présente dans l’œuvre de Marx.


En tout cas il a eu tout à fait raison d’affirmer au journaliste du Figaro Pierre Valentin que « c’est lorsque la chrématistique vient transcender toutes les catégories de l’économie politique que l’on peut parler de capitalisme comme système, venant alors détruire tout ordre sacré et toute limite venant s’opposer à sa puissance et sa force d’expansion. »10


Dans les colonnes de JSF, le 19 juin dernier, on pouvait lire ceci : « La légalisation de l’usure fut le point de départ de l’épopée capitaliste. L’interdit posé par Aristote de cet usage contre nature de la monnaie qu’est le prêt à intérêt fut conservé par l’Église catholique, laquelle fut ardemment combattue à partir de la Réforme au XVIe siècle, puis persécutée par la Révolution de 1789, après avoir été dénigrée par les Lumières, et enfin singée par le Romantisme, qui mettait de l’eau – « bénite », mais ce retour du sacré était trop souvent mâtiné de gnosticisme – dans le vin âpre de l’esprit athée, individualiste, républicain et démocratique. »


Une nouvelle approche du capitalisme est donc en voie d’apparition, qui va de l’EHESS à l’Action Française, et qui conteste la définition communément admise du capitalisme selon laquelle « l’essence du capitalisme repose sur la propriété privée des moyens de production »11.


 


Quant à Patrick Buisson, il considère que « l’essor du capitalisme correspond à une laïcisation de l’ascétisme »12 ; dans le sens où l’application de l’économie du salut de l’âme à la vie terrestre. Le point commun avec la théorie précédente est le mouvement sous-jacent de sécularisation, puisque ce terme est synonyme de laïcisation. Néanmoins, le capitalisme « ascétique » n’existe plus depuis fort longtemps, il le reconnaît lui-même, ce qui n’empêche pas au capitalisme de perdurer. La laïcisation de l’ascétisme relève de la manifestation, pas de l’essence.


Sur ce plan, le point de vue de Buisson diffère radicalement de celui de Piketty : le capi-talisme correspond à un phénomène de désacralisation – ce que Buisson appelle « laïcisation » et ce que nous nommons « sécularisation », on pourrait dire aussi « modernisation » –, alors que Piketty évoque une « sacralisation », celle de la propriété, en lieu et place du pouvoir royal. L’incurie de la pensée de ce dernier se trouve également dans les pistes qu’il propose. Dans la société qu’il imagine, « à 25 ans, toutes les personnes recevraient un capital de 120 000 euros, ce qui représente 60 % du patrimoine moyen en France. Cela peut servir à acheter son logement. » Cette idée totalement démagogique provoquerait une hyperinflation, outre le fait qu’elle est irréaliste, vue la dette publique colossale de l’État français.


Sa préconisation d’élever à 90% le taux d’imposition d’une contribution sur le patrimoine inciterait à l’évasion fiscale.


Créer une taxe carbone individuelle et progressive ? Les Gilets jaunes apprécieront ! Enfin, lorsqu’il suggère d’« instaurer une taxe sur la propriété, en généralisant l’ISF au niveau international », il se prostitue intellectuellement aux maîtres de cette terre – les grands de la scolastique auraient employé le syntagme princeps hujus mundi –, car cela permet de légitimer auprès des masses leur projet inique de gouvernance mondiale13.


 


En défendant une politique qui soit fidèle à notre identité catholique, Patrick Buisson s’avère un authentique anticapitaliste14 – de toute façon le capitalisme court à sa perte, en témoigne la réalité des taux d’intérêt négatifs –, ce qui ne veut pas dire qu’il veut nationaliser votre baignoire ! À l’inverse, Thomas Piketty, qui feint d’être un adversaire de ce système, en est le chantre, le VRP – pour utiliser un acronyme à bien des égard désuet –, le publicitaire. Au sujet de ces gens-là, Molière avait écrit une très belle pièce de théâtre : Tartuffe.


 


 


1Paris, Perrin, 2018, p. 300.


2Idem.


3Paris, Flammarion, 1985, p. 178.


4Cité par ibid., p. 179.


5Ibid., p. 180.


6Ibid., p. 182.


7Ibid., p. 200.


8Idem.


9https://www.lefigaro.fr/vox/economie/aux-origines-religieuses-du-capitalisme-20210122


10Idem.


11Jean Robelin, « Marx et lʼavenir du capitalisme », p. 468.


12Patrick Buisson, ibid., p. 305. On retrouve une réflexion analogue chez Laurent Jaffro, qui voit avant tout dans la modernité une divinisation du social, quʼil définit comme la configuration où « le divin est immanent ou coextensif à la socialité et que celle-ci ne se résorbe ou ne sʼéduque plus dans une volonté publique proprement politique telle quʼelle sʼexprime dans lʼÉtat. », « La divinisation du social », in Michaël Foessel, Jean-François Kervégan et Myriam Revault dʼAllonnes (dir.), Modernité et sécularisation, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 146. Lʼascétisme, de transcendantal, sʼest alors réduit à une dimension purement immanente.


13 Sorte de caricature méphistophélique de la prophétie de l’irruption de la Jérusalem Céleste qui adviendra sous l’égide du Christ-Pantocrator sur lequel Léon Bloy – entre autres – a écrit tant de lignes, en particulier dans Le Salut par les Juifs et LʼÂme de Napoléon.


14Un programme de droite peut maintenant inclure une relance par la demande, ce qui nʼest pas dans ses habitudes ; en atteste cet interview donnée par le vice-président délégué LR Guillaume Peltier au JDD le 18 avril 2021 : « Je propose de créer un choc de pouvoir d’achat en supprimant toutes les cotisations sociales, pour les salariés comme pour les employeurs. Chaque Français verra son salaire brut devenir son salaire net : un Français qui gagne 1 700 euros net passera ainsi à 2 200 euros net ».


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