La plupart du temps, pour ne pas dire à peu près tout le temps, lorsqu’un livre parait au Québec, il est condamné à une réception silencieuse. Si l’auteur a de la chance, on en parlera dans un de nos trois grands journaux qui font leur effort, mais la société ne semble pas suivre. S’il est chanceux, Louis Cornellier, le chroniqueur aux essais du Devoir, en parlera. Ce dernier est un des seuls à avoir l’autorité morale nécessaire pour «mettre un livre sur la carte», pour reprendre la formule consacrée. Lorsqu'il parle d'un livre, ce dernier sort de l'ombre, mais par défintion, il ne peut parler de tous les bouquins. L’auteur aura peut-être droit aussi à un passage à la radio d’État où on réserve bien peu de place, hélas, à la vie intellectuelle. Et ce sera à peu près tout. Peut-être une brève mention dans une revue littéraire confidentielle. Peut-être un écho dans une revue intellectuelle – il louera le ciel si cette revue a un site internet parce qu’alors, le texte pourra circuler. Peut-être une mention, qui sait, dans les Cahiers de lecture de L’Action nationale – il pourra s’en féliciter mais cette excellente publication, hélas, ne définit pas les termes du débat public. Il est possible qu’il accorde une entrevue à une entrevue à une radio ici ou là. Ce n’est pas impossible non plus. Il arrive heureusement qu’un livre accroche l’attention d’un animateur. La plupart du temps, il n’aura rien de tout cela.
Nous peinons à accueillir un livre comme un événement intellectuel susceptible d’intéresser l’ensemble de la société. Nous croyons le livre réservé à la petite communauté des lecteurs et on la sait peu nombreuse. Le problème, c’est qu’on semble faire tout ce qu’on peut pour qu’elle le demeure. On a accepté que les essais importants (on pourrait en dire de même des romans) soient réservés au très petit nombre, on leur accorde une place exigüe dans la vie publique, et on semble trouver cela normal: c’est que la vie intellectuelle, on l’aura compris, n’a apparemment rien à voir avec la vraie vie. La vie intellectuelle est réservée aux intellectuels et à ceux qui les suivent. Les essais majeurs ont rarement leur place dans les émissions de grande écoute, et faut-il rappeler qu’il n’y a toujours pas à la télévision québécoise une seule émission qui ressemblerait à ce qu’a pu être en d’autres temps Apostrophe en France (je laisse de côté ici l’excellente émission Face à Face de Guillaume Lamy, malheureusement cantonnée au Canal Savoir, c’est-à-dire dans les marges infréquentées du système télévisuel). On exagère quand on parle de l’antiintellectualisme au Québec, mais le phénomène est quand même bien réel. Comme société, nous ne semblons pas croire essentielle la vie des idées. On peut croire, pourtant, qu'il y a une demande sociale pour la vie des idées. Il suffit d'avoir fait une vraie tournée de promotion pour un essai pour constater qu'il y a un public qui demande qu'on s'intéresse à lui.
Il nous faudrait changer de regard sur les œuvres émanant de la vie intellectuelle et de la vie de l’esprit. Il faudrait se dire que les essais importants sont susceptibles de façonner l’esprit public s’ils sont pris en considération par ce dernier. J’ai en tête plusieurs ouvrages qui à mon avis, devraient susciter quelque chose comme un grand débat québécois. Mais cela n’arrivera pas. On les lira dans l’entre-soi des informés heureux de l’être. Pourtant, ces livres permettent d’aller au-delà du commentaire au quotidien d’une actualité toute en surface. Il nous faudra, dans les années à venir, créer morceau par morceau un système de réception et de discussion des ouvrages pour éviter que ceux-ci ne disparaissent dans les jours qui suivent leur publication. Il nous faudra, mais la chose n’ira pas de soi, recréer les conditions d’une vie intellectuelle québécoise ne se limitant pas au seul environnement trop souvent sous-oxygéné de l’université et connectée au cœur de la cité, de la vie publique. On devine que tout cela se fera essentiellement sur internet. Cela n’ira pas de soi. Mais c’est pourtant chose essentielle, chose vitale.