Quelle que soit l’issue du vote des parlementaires britanniques, le 15 janvier, sur l’accord entre Londres et Bruxelles, le Royaume-Uni sortira bel et bien de l’UE, analyse Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures
C’est donc le 15 janvier que les députés britanniques doivent se prononcer sur l’accord négocié pendant vingt mois entre Londres et Bruxelles. Le projet porte sur les conditions dans lesquelles doit s’effectuer la sortie de l’UE du Royaume-Uni. Le vote, initialement prévu le 11 décembre, avait été reporté in extremis : le Premier ministre, Theresa May, ne disposait manifestement pas d’une majorité pour approuver l’accord.
D’après la plupart des observateurs, le délai n’aura pas changé la configuration, et le soutien parlementaire sera minoritaire. C’est en effet l’hypothèse qui semble arithmétiquement la plus probable. Il convient cependant d’être prudent : des échanges de dernière minute sont en cours entre l’exécutif britannique et le président de la Commission européenne en vue de fournir des «garanties» à certains députés hésitants. Surtout, depuis son accession à la tête du gouvernement en juillet 2016, on n’a cessé de prédire des échecs à Theresa May. Or celle-ci a régulièrement surpris son monde par sa détermination et sa capacité de rebondir. Rien n’est donc certain. Si ce n’est ce constat : quelle que soit l’issue du scrutin, le «feuilleton» du Brexit est loin d’être terminé.
La clé d’un nouveau référendum est dans les mains du chef du gouvernement. Or Theresa May a toujours affirmé qu’elle refuse et refusera catégoriquement une telle perspective
Ceux qui rêvent d’inverser le verdict populaire du 23 juin 2016, où 52% des électeurs avaient choisi de renouer avec la souveraineté du pays, n’ont jamais désarmé. Ils se sentent aujourd’hui pousser des ailes car le projet est désormais attaqué de deux côtés : par les pro-UE, bien sûr, qui comptent dans leurs rangs un très large partie du patronat, l’appareil de la plupart des syndicats comme un grand nombre de cadres et de députés travaillistes, ainsi que l’aile europhile des Conservateurs (de même que les indépendantistes écossais et les libéraux-démocrates) ; mais aussi par tous ceux qui estiment que les concessions à Bruxelles qu’a finalement acceptées Theresa May, dans le projet signé le 13 novembre dernier, sont inacceptables.
Cette coalition contre-nature peut certes constituer ponctuellement une majorité artificielle à la Chambre des Communes. Mais pourra-t-elle, finalement, empêcher le Brexit ? Les amis de l’ancien Premier ministre Anthony Blair, qui militent pour un second référendum annulant le premier, en rêvent. Mais cette hypothèse est en réalité improbable.
D’abord parce que la clé d’un nouveau référendum est dans les mains du chef du gouvernement. Or Theresa May a toujours affirmé qu’elle refuse et refusera catégoriquement une telle perspective. Avec de nombreux arguments, à commencer par celui-ci : «Réfléchissez à ce qui resterait de la confiance du peuple en la démocratie si les responsables politiques tentaient de faire annuler sa décision», avait-elle martelé – non sans droiture politique – lors du congrès de son parti en octobre 2018.
Un nouveau vote passerait par un accord préalable de Londres et de l’unanimité de ses vingt-sept partenaires
Il y a ensuite la question du calendrier : organiser une telle consultation nécessiterait, sur le plan technique, plusieurs mois. Or, le 29 mars prochain, le Royaume-Uni sera juridiquement sorti. Un nouveau vote supposerait donc que cette échéance soit repoussée, ce qui passerait par un accord préalable de Londres et de l’unanimité de ses vingt-sept partenaires.
Theresa May fait par ailleurs remarquer que ce référendum ne résoudrait en rien la division du pays, mais tout au contraire l’exacerberait : qu’on imagine la furie de la moitié des citoyens à qui l’on annoncerait que le vote précédent est annulé !
En outre, si Theresa May peut être mise en minorité sur l’accord, il n’existe aucune majorité à la Chambre sur la question à poser lors d’un nouveau référendum. Car là apparaîtraient les contradictions insolubles entre partisans d’un Brexit sans accord (baptisés «ultra-Brexiters»), et ceux qui rêvent de pas de Brexit du tout.
Enfin, à supposer que tous ces obstacles soient surmontés, rien n’assure que les Britanniques conforteraient les rêves des pro-UE. Certes, les sondages donnent actuellement un léger avantage à ceux-ci, mais les mêmes sondages prédisaient déjà une victoire de ces derniers en juin 2016… L’écart entre les deux camps se situe dans la marge d’erreur. Et qui sait ce que seraient la situation politique et l’état d’esprit populaire dans quelques mois ?
Multiples scénarios… peu réalistes
Certes, la guérilla parlementaire va se poursuivre. Theresa May a essuyé deux revers dernièrement à travers des amendements où les députés se sont arrogés des prérogatives en matière de modalité de Brexit. Encore faut-il préciser que, sur le strict plan juridique, un rejet de l’accord avec Bruxelles par les parlementaires n’empêcherait pas le gouvernement de le mettre en oeuvre – même si cela constitue évidemment une hypothèse politiquement peu tenable. Et la locataire de Downing street s’était bien sortie, en décembre dernier, d’une tentative de putsch de la part de ses députés «ultra-Brexiters».
Le chef des Travaillistes est bien moins enthousiaste que l’appareil de son parti en vue d’un second référendum
Dans cet imbroglio, de multiples scénarios sont échafaudés : report « technique » de la date du 29 mars, renégociation partielle avec l’UE, motion de défiance, démission de Theresa May, élections anticipées… Ils ne sont pas toujours caractérisés par le réalisme politique. Par exemple, il est peu probable qu’un nombre significatif de députés conservateurs acceptent de prêter la main à des élections anticipées, qui seraient probablement très défavorables à leur parti… et donc à leur propre siège.
D’un autre côté, le chef des Travaillistes est bien moins enthousiaste que l’appareil de son parti en vue d’un second référendum. En effet, Jeremy Corbyn, qui défend une ligne très à gauche, sait que les soutiens en faveur de cette dernière se trouvent essentiellement dans la partie de ses électeurs anti-UE, essentiellement les ouvriers, les chômeurs, les classes populaires. Il serait suicidaire de se les mettre à dos. En outre, les orientations qu’il prône – nationalisations, fin de l’austérité – sont incompatibles avec le maintien du pays dans l’UE.
A ce stade, il convient donc de faire deux observations.
La première porte sur les accusations de trahison formulées par les «ultra-Brexiters» à l’encontre du Premier ministre. Certes, Theresa May a effectivement consenti une concession majeure, en acceptant que le Royaume-Uni reste dans l’union douanière européenne (et l’Irlande du Nord dans le marché unique) tant qu’un accord définitif n’a pas été trouvé susceptible d’éviter que ne renaisse une frontière et des contrôles physiques entre Irlande du Nord et République d’Irlande.
C’est une manière de piéger le pays qui ne pourrait sortir de cette nasse sans le feu vert de l’UE, accusent les détracteurs conservateurs de Theresa May, qui plaident pour une sortie sans accord. Juridiquement, c’est exact, mais politiquement et diplomatiquement, c’est en réalité douteux. Ce sera en définitive une question de rapport de force, car on ne peut imaginer que le Royaume-Uni, une des premières puissances mondiales, soit maintenu pendant des décennies dans un bloc contre sa volonté (sans même évoquer le fait que ledit bloc se sera peut-être délité de lui-même plus tôt qu’on ne croit). En outre, il est loin d’être sûr que l’UE elle-même veuille pérenniser une telle situation.
Bruxelles sait parfaitement prévoir des exceptions et des dérogations pour éviter des situations inextricables
La seconde remarque est symétrique : ceux qui affirment qu’une sortie sans accord (baptisée «no deal») provoquerait un cataclysme exagèrent largement. Il est certes probable que, pendant quelques semaines voire quelques mois, de nombreux «frottements» douaniers, réglementaires et autres compliqueraient le commerce et l’activité (et ferait perdre beaucoup d’argent aux multinationales établies des deux côtés de la Manche).
Mais le Royaume-Uni ne serait certainement pas en proie à des pénuries généralisées, pas plus qu’à un effondrement sans précédent. Du reste, dans les préparatifs techniques que l’UE élabore actuellement au cas ou adviendrait un tel cas de figure, Bruxelles sait parfaitement prévoir des exceptions et des dérogations pour éviter des situations inextricables (comme par exemple pour le transport aérien). Après les secousses de court terme, le pays saurait évidemment s’organiser de manière durable.
L’essentiel est là, dans cet événement historique : un premier pays dira «Bye bye» à l’UE
Il est donc essentiel de souligner ceci : que ce soit moyennant un accord avec Bruxelles (l’actuel, ou dans une forme modifiée), ou bien sans accord du tout, la sortie de l’Union européenne aura bel et bien lieu. Et les Britanniques, tôt ou tard, récupéreront effectivement la maîtrise de leurs lois, de leurs politiques, de leurs finances et de leurs frontières, conformément au choix démocratique majoritaire effectué en juin 2016.
Au-delà des péripéties inévitables dont nul ne peut prévoir la forme, l’essentiel est là, dans cet événement historique : un premier pays dira «Bye bye» à l’UE. Et ce ne sera pas le dernier. C’est cela, et rien d’autre, qui explique les efforts désespérés des adversaires du Brexit pour empêcher cette échéance. En vain.
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