Mathieu Bock-Côté, L’Action nationale en ligne, 13 avril 2011
Il fallait d’abord une vérification : nous n’étions pas le premier avril. Puis entendre à nouveau la nouvelle : le déplacement du débat des chefs du jeudi au mercredi pour éviter sa mise en concurrence avec le premier match des séries éliminatoires. Pendant quelques instants, j’en suis certain, un bon nombre d’électeurs a été stupéfait. Quelques uns ont même secrètement maudit pour la première fois dans leur vie leur appartenance au Québec en se disant que la condition provinciale a ses limites et que personne n’est obligé d’aimer son pays jusqu’à sombrer avec lui dans le ridicule.
Au premier regard, et on ne se trompera pas, on y verra le symptôme d’un affaissement civique sans précédent. Jamais on n’aura vu une classe politique confesser publiquement et de manière aussi décomplexée son insignifiance. Cela faisait plusieurs années qu’une certaine sociologie nous annonçait l’avènement de la société du spectacle. Comment désormais contredire son diagnostic ? Nous y sommes, et pour de bon. Les élections participent pleinement au grand carnaval qui défile dans l’espace public, et ne parviennent manifestement pas à décrocher la première place. Le monde est devenu une téléréalité et les politiciens ont le profil idéal pour s’y faire rapidement déclasser.
C’est la chose publique qui s’éclipse, comme si elle n’était plus assez solennelle pour que les citoyens s’inclinent spontanément devant la figure du bien commun. Entre l’avenir du pays et le premier match des séries, nous n’avons même pas le luxe d’une petite hésitation qui aurait le charme de l’ambivalence : on entonnera en chœur go habs go ! Philippe Muray a consacré à cette question le meilleur de son œuvre en dénonçant l’empire festif et l’idéologie qui l’accompagne : le festivisme. Les institutions doivent s’affranchir de toute forme d’austérité. Fêtez, c’est un ordre ! Avant la gauche et la droite, ce sont les fêtards et les ringards qui s’affrontent publiquement. Mais qui voudrait vraiment se retrouver dans le camp des peines à jouir ?
Le festivisme est une remarquable école de déresponsabilisation civique. On y apprend que le sacrifice est un fantasme de père fouettard. Et puisque tout ce qui va mal peut aller encore plus mal, le festivisme trouve dans la culture québécoise un terreau particulièrement favorable, pour ne pas dire privilégié. Les Québécois étaient bien préparés à y faire leur classe. Car soyons honnête, il n’y a rien de bien audacieux à reconnaître l’inachèvement de la conscience politique québécoise. Habitué à la bonhommie provinciale, personnifiant l’homme politique sous la figure du combinard, du ratoureux, du charmant éclopé ou du bon papa sévère, notre peuple n’a jamais connu les grandes institutions, les grands discours, les grandes querelles et même les grands défilés qui consacrent ailleurs la majesté de l’État.
En fait, je me corrige. L’appel de la grandeur qui fait d’une foule un peuple, et qui transforme l’individu en citoyen, notre peuple l’a un temps contemplé à travers une question nationale qui lui aurait permis d’advenir à la plénitude politique. Pendant quelques décennies, notre peuple a failli accéder authentiquement à la condition politique. Puis il a échoué. L’avortement de la question nationale n’est certainement pas pour rien dans la dépolitisation actuelle du peuple québécois, dans le cynisme un peu déprimé qu’il affiche. Un peuple n’échoue pas de grandes tâches sans en ressentir intimement la blessure. Les circonstances actuelles marquées par un dérèglement éthique généralisé et la normalisation de la corruption ont fini par discréditer la chose publique. Il faut beaucoup d’imagination pour apercevoir aujourd’hui la noblesse du politique.
Tout est prêt pour que reviennent nous hanter de vieilles névroses, que l’on croyait pourtant vaincues, et qui se laissent pénétrer et féconder par le festivisme débile qui sert d’idéologie officielle au grand marché mondialisé. La religion du Canadien est là pour servir de réceptacle québécois au festivisme. La chose n’est pas nouvelle, évidemment. On sait de quelle manière les Canadiens français des années 1950 compensaient leur sentiment d’impuissance collective à travers une survalorisation du Canadien et de son Rocket, seuls symboles disponibles d’affirmation identitaire dans une société qui portait encore les stigmates d’une défaite vieille de deux siècles. Hey bien, il semble nous y soyons à nouveau. Il suffit d’ailleurs de regarder les voitures pour s’en convaincre : on y voit davantage de drapeaux du Canadien qu’on ne verra jamais le 24 juin de drapeaux du Québec. Que le tout soit revampé dans le kitsch propre à la postmodernité ne doit pas nécessairement être considéré comme un plus. J’ajoute une chose pour qu’on ne me comprenne pas mal : on devrait pouvoir aimer le hockey, ce qui n’est évidemment pas un problème, sans le surinvestir sur le plan identitaire, ce qui en est un.
Il y avait autrefois un débat public. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’un simulacre. Derrière les partis qui font mine de se disputer pour mieux s’entendre sur l’essentiel, on trouve souvent un grand consensus pour refouler les questions fondamentales aux marges de l’espace public. Il y a peut-être là une cause de notre avachissement civique. Et pourtant, cette élection fédérale met en scène un véritable débat entre des partis aux visions contrastées du pays. Rien n’y fait. L’individu s’est dépris de la vieille tunique démodée du citoyen. Il a revêtu son gilet du Canadien. Il est prêt pour la coupe Stanley. Le spectacle a gagné, la fête va continuer.
Le carnaval perpétuel
IDÉES - la polis
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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