L’homme nu et l’héritier

C’est le vieux rêve progressiste: l’homme nu, épluché de sa culture. L’homme qui accède à la plénitude de son humanité sans la médiation d’une histoire, d’une religion, d’une langue, d’une citoyenneté.

IDÉES - la polis


C’est le vieux rêve progressiste: l’homme nu, épluché de sa culture. L’homme qui accède à la plénitude de son humanité sans la médiation d’une histoire, d’une religion, d’une langue, d’une citoyenneté.
Jean-Jacques Rousseau est un des premiers à avoir exprimé ce rêve moderne. Il écrivait que l’homme est bon et que la société le corrompt. Délivrée des pesanteurs de l’histoire, l’humanité retrouverait sa bonté originelle. Si l’homme fait le mal, c’est que la société est coupable.
L’idée a fait son chemin. Au moment de la Révolution française, Sieyès disait de l’homme que son appartenance nationale était accidentelle. Autrement dit, nous serions d’abord homme, et ensuite français, allemand, italien.
Le vingtième siècle a cherché à concrétiser cet idéal. Les communistes, authentiques fondamentalistes de la modernité, chantèrent que l’Internationale sera le genre humain. Ils voulaient faire du passé table rase.
La contre-culture des années 1970 a repris ce rêve. Elle a inspiré de grands poètes, comme John Lennon, qui chantait justement l’idéal d’un homme sans patrie, ni frontières, ni possessions, ni religion, dans son classique Imagine. Elle a fait le procès de la civilisation occidentale.
C’est sans surprise que la modernité culmine aujourd’hui dans l’appel à la mondialisation. Le moderne est devenu hypermoderne. Il contemple l’unité du genre humain et ne comprend pas qu’on ne désire pas avec lui abolir toutes les frontières. Il ne tolère pas qu’on modère ses ardeurs.
C’est parce qu’on peut naturellement douter de la promesse de Rousseau que la philosophie conservatrice est née. C’est parce qu’elle s’est vite convaincue que l’homme nu sera solitaire et grelottant dans l’immensité de l’existence qu’elle a cherché à conserver les cultures, qu’elle valorise le politique.
Comme plusieurs l’ont noté, la philosophie conservatrice croit que l’homme, laissé à lui-même n’est pas nécessairement bon. Oui, il a en lui de bons instincts. Mais il en a aussi de mauvais. Le rôle de la civilisation est de cultiver les premiers et de refouler les seconds.
La civilisation doit approfondir les premiers, et bâtir une digue autour des seconds pour empêcher qu’ils ne refoulent dans la société. Pour cela, le conservatisme se méfie de l’utopie de la table rase qui détruit tout pour bâtir sur du vide.
La tradition n’est évidemment pas un bric-à-brac folklorique. Elle se présente plutôt comme une accumulation progressive de jugements moraux, de comportements, qui favorisent la vie en société. Elle transforme l’individu en héritier et l’humanise.
Lorsque les digues traditionnelles cèdent, la société est prise de pulsions nihilistes. Je parlais plus haut de la contre-culture. Elle se définissait comme une transgression des fondations de la civilisation. Elle voulait liquider la culture sans comprendre qu’elle jetterait l’homme dans le vide.
La droite n’existe pas sans la gauche. Dans son expression réactionnaire, elle condamne l’idéal même de l’émancipation. Dans son expression plus modérée, authentiquement libérale, elle cherchera à civiliser la modernité, en se montrant sceptique envers ses promesses sans les renier.
La gauche et la droite réfèrent à des conceptions différentes de l’homme. Les idéologues diront qu’il faut trancher entre ces philosophies. Ne devrait-on pas plutôt reconnaître qu’elles saisissent chacune une part irréductible de la nature humaine.
Car chacune de ces philosophies ne se définit-elle pas par ce qui lui manque? Il manque à la gauche une conscience du mal, logé au cœur de l’homme. Et à la droite l’optimisme nécessaire aux recommencements. L’homme hérite de ses pères. Il n’est pas obligé de les imiter.
Nous ne pouvons pas ne pas être modernes. Nous ne pouvons pas qu’être modernes. Sans l’appel à l’émancipation, l’humanité étouffe. Sans l’appel à la conservation, elle s’avachit. Il y a là deux pôles anthropologiques irréductibles.
Nul besoin de fabriquer entre ces philosophies une synthèse bancale. Mais nous devrions reconnaître que la politique n’est pas qu’une querelle de comptables. Elle représente une activité existentielle que l’homme ne peut nier sans consentir à l’insignifiance.


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