L'ALÉNA entre attentes et craintes

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Et il faudra compter sur les libéraux pour défendre nos intérêts!





 Et voilà, c’est parti, Washington a annoncé que la renégociation de l’Accord de libre-échange canado-américain aurait bien lieu, au moment même où on pouvait commencer à douter du sérieux de Donald Trump. Rappelons que l'ALÉNA a été signé au début des années 90 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique. Le président Trump est enfin fixé (jusqu’au prochain revirement) sur la question, après avoir envisagé l’élimination pure et simple du traité. Le représentant au commerce, Robert Lighthizer, a donné l'avis réglementaire de 90 jours au Congrès américain pour « moderniser » l’ALÉNA.


« Moderniser » un accord commercial devrait tout d’abord consister à tirer un bilan lucide de la situation, à conserver ce qui fonctionne et à congédier les très et trop nombreux irritants. Puisque rien ne nous empêche de rêver et de militer, je n’insisterai jamais assez sur le modèle qui aurait pu et dû être mis en place après la Seconde Guerre mondiale, celui de la charte de La Havane, qui n’a pas pu naître à cause de la non-ratification américaine. Du 21 novembre 1947 au 24 mars 1948, la conférence de La Havane a mené à l’adoption d’un texte prônant la concertation mondiale en matière d’emploi, d’amélioration du niveau de vie et de développement industriel et économique. Le libre-échange y était souhaité seulement lorsqu’il soutenait ces objectifs, et susceptible d’être suspendu s’il allait en contradiction avec eux. De plus, les États conservaient leur souveraineté, soit le droit de déterminer des conditions de leur acceptation des investisseurs étrangers. Tout n’était pas parfait dans la charte de La Havane, et son adaptation intégrale, aujourd’hui, serait incomplète sans prendre en compte la crise environnementale, mais il est utile de se rappeler qu’un commerce qui ne se ferait que par et pour l’être humain n’est pas impossible.


Quoi qu’il en soit, il y a loin de la coupe aux lèvres. En lisant la déclaration de Lighthizer à l’effet que l’ALÉNA devait être modernisé pour « toucher à la propriété intellectuelle, aux pratiques réglementaires, aux sociétés d’État, aux services, aux douanes, aux mesures sanitaires, aux règles du travail, à l’environnement, aux petites et moyennes entreprises », il faut désormais plutôt craindre que le nouvel ALÉNA ressemble au Partenariat transpacifique que le président Trump a pourtant rapidement éliminé après son entrée en fonction. Contrairement à ce que plusieurs affirment, il n’y a pas qu’une forme de libre-échange. Au départ, il s’agissait simplement d’abaisser les droits de douane sur les marchandises pour favoriser leur circulation. Peu à peu, les traités sont devenus extrêmement contraignants, dictant des façons de faire aux pays, et englobant de plus en plus de domaines pour le plus grand plaisir des compagnies transnationales, qui peuvent désormais traiter toutes les sphères de la vie comme des bonnes occasions d’affaires.


Nous énumérerons ici quelques craintes par rapport à la renégociation future.


Crainte numéro 1 : le maintien des clauses « investisseur-État »


Le chapitre 11 de l’ALÉNA, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État, si celui-ci en venait à avoir l’idée grotesque de vouloir défendre son peuple. L’article 1110 le prévoit noir sur blanc : « Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Est-ce à dire que tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés peut être visé par une telle disposition ? Cela inclut-il toute mesure sanitaire ou environnementale ? La porte au démantèlement des politiques nationales est grande ouverte. Il est ainsi devenu de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions de bien commun liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions des travailleurs ou à la santé publique si telle ou telle compagnie transnationale se croit lésée.


Pour avoir quelques exemples des dérives aussi graves que ridicules, lire ce billet de blogue. Cette clause est un véritable scandale, transformant l’investisseur en Dieu et en Maître des décisions démocratiques internes aux pays.


Crainte numéro 2 : la mise à mort de la gestion de l’offre


Trump y est récemment allé de quelques déclarations incendiaires au sujet de la production agricole au Canada. Le libre-échange se présente comme la libération intégrale du consommateur,  à qui on vend les différents accords comme une victoire indéniable pour son portefeuille, assimilant sa liberté à son pouvoir de consommer. Le libre-échange permettrait donc de multiplier ces achats de produits rapidement périmés. On tente ainsi de séduire le consommateur à coup d’images évocatrices, comme celui d’une réduction du prix de la pinte de lait advenant la signature de traités qui entraîneraient l’abolition du système de la gestion de l’offre au Canada.  Il semble peu importer que l’agriculture soit un domaine complexe qui n’est pas à traiter à la légère (on parle tout de même de l’alimentation des gens), que le système de la gestion de l’offre a empêché bien des crises de surproduction en plus de protéger nos producteurs nationaux, et que son abolition mènerait au monopole de transnationales qui finiraient, elles aussi, par augmenter les prix des produits laitiers. La gestion de l’offre est un système qui touche les producteurs de volaille, d’œufs et de lait. Depuis le début de la décennie 1970, divers mécanismes ont été mis en place pour que l’offre puisse répondre à la demande des consommateurs. Il y a ainsi des quotas sur les importations, tout ce qui excède leur quantité prédéterminée étant soumis à un tarif très élevé. Le prix du lait est aussi fixé en fonction des coûts de production. L’État définit également le niveau cible que la production canadienne peut atteindre. C’est ce qu’on appelle le quota de mise en marché : est alors déterminé l’objectif à réaliser pour la production de lait dit de transformation. L’objectif est modifié en fonction des fluctuations de la demande. La Commission canadienne du lait achète et vend le beurre et la poudre de lait écrémé à un prix fixé, ce dernier servant de base pour les provinces, qui choisissent les prix à payer pour la transformation en produits dérivés tels que le yogourt, le fromage, la crème glacée, etc. Il faut aussi noter que le lait québécois est d’une grande qualité comparativement à celui produit par des vaches dopées aux hormones de croissance et traitées comme des machines à produire.


Crainte numéro 3 : l’avenir du bois d’œuvre


Nous renverrons encore une fois le lecteur à un texte antérieur sur la question, expliquant la problématique du bois d’œuvre. Il faudra surtout ici retenir que les États-Unis ont toujours pratiqué un fort protectionnisme malgré le fait que le tribunal de l’ALÉNA leur a donné tort à chaque fois qu’ils ont accusé le Canada d’avoir une politique de subventions cachées. En imposant de forts tarifs, Washington espère sans doute mettre en faillite les industries canadienne et québécoise avant qu’on lui donne encore une fois tort. Comment le bois d’œuvre sera-t-il traité dans le prochain ALÉNA ?


Crainte numéro 4 : la fin de l’exception culturelle


L’« exception culturelle » a longtemps été la carte visant à nous rassurer quant à la culture, faisant référence à cette pratique visant à l’exclure des traités commerciaux, à ne pas la traiter comme une marchandise à part entière. Or, il est aisé de contourner cette promesse. Pour mentionner un exemple, l’Accord économique et commercial global, entre l’Union européenne et le Canada, implique une approche par chapitre plutôt qu’une exemption générale de la culture des négociations. L’« exception culturelle » ne s’applique ainsi qu’aux chapitres de l’Accord où elle est explicitement mentionnée, et non à son entièreté. En sera-t-il de même dans le futur ALÉNA ? On sait, à tout le moins, que la puissante industrie américaine n’a pas intérêt à ce que ses partenaires puissent se protéger contre l’hégémonie culturelle.


Crainte numéro 5 : l’effritement des services publics


Les accords commerciaux tendant à traiter de plus en plus le domaine public comme un marché à part entière. Les services publics sont appelés à être convertis à une logique de marché, tournant le dos à sa fonction de distribution universelle.  De plus, les professions réglementées et regroupées en ordres, comme les médecins, les pharmaciens, les comptables ou les avocats, seront considérés comme des vendeurs de services, encadrés par les lois du commerce. Non seulement cherche-t-on à transformer ces vocations liées à l’intérêt public à la culture de la maximisation des profits, mais les transnationales agissant dans ces domaines pourront prendre possession de nouveaux secteurs.


Autre exemple digne de mention : l’AÉCG est le premier accord forçant l’ouverture des contrats d’Hydro-Québec, un fleuron généralement considéré comme intouchable. Les contrats « stratégiques » fièrement protégés représentent environ la moitié de ceux qui sont octroyés par Hydro-Québec.  Or, si le verre est à moitié plein, il est aussi à moitié vide : l’AÉCG pourrait donc s’appliquer à tous les autres types d’achats, dont les investissements, valant plusieurs milliards de dollars par année. Le gouvernement du Québec ne pourra plus procéder de manière à favoriser nos entreprises locales, qui payent pourtant des impôts pour financer l’État et ses sociétés.


Quel modèle le prochain ALÉNA colportera-t-il ? Dieu seul le sait, mais il est à craindre que les États-Unis tentent d’appliquer leur politique du tout-au-privé à l’ensemble des signataires du traité. Leurs grandes entreprises seront sans-doute intéressées à mettre la main sur les services publics des autres pays.


Ces éléments, inquiétants à souhait, seront à surveiller dans les prochains mois.



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Simon-Pierre Savard-Tremblay179 articles

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Simon-Pierre Savard-Tremblay est sociologue de formation et enseigne dans cette discipline à l'Université Laval. Blogueur au Journal de Montréal et chroniqueur au journal La Vie agricole, à Radio VM et à CIBL, il est aussi président de Génération nationale, un organisme de réflexion sur l'État-nation. Il est l'auteur de Le souverainisme de province (Boréal, 2014) et de L'État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016).





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