Le 3 mai a été présenté à Bruxelles un « Appel à la raison », signé par des intellectuels et des personnalités juives européennes, sous le sigle JCall, European Jewish Call for Reason. Ce mouvement se veut le pendant de J-Street, le lobby américain qui veut à la fois soutenir Israël et la paix (lire, dans Le Monde diplomatique,octobre 2009 : Eric Alterman, « Des Juifs américains contre la droite israélienne »).
En voici le texte intégral : « Citoyens de pays européens, juifs, nous sommes impliqués dans la vie politique et sociale de nos pays respectifs. Quels que soient nos itinéraires personnels, le lien à l’État d’Israël fait partie de notre identité. L’avenir et la sécurité de cet État auquel nous sommes indéfectiblement attachés nous préoccupent.
« Or, nous voyons que l’existence d’Israël est à nouveau en danger. Loin de sous-estimer la menace de ses ennemis extérieurs, nous savons que ce danger se trouve aussi dans l’occupation et la poursuite ininterrompue des implantations en Cisjordanie et dans les quartiers arabes de Jérusalem Est, qui sont une erreur politique et une faute morale. Et qui alimentent, en outre, un processus de délégitimation inacceptable d’Israël en tant qu’État.
« C’est pourquoi nous avons décidé de nous mobiliser autour des principes suivants :
« L’avenir d’Israël passe nécessairement par l’établissement d’une paix avec le peuple palestinien selon le principe “deux Peuples, deux États”. Nous le savons tous, il y a urgence. Bientôt Israël sera confronté à une alternative désastreuse : soit devenir un État où les Juifs seraient minoritaires dans leur propre pays ; soit mettre en place un régime qui déshonorerait Israël et le transformerait en une arène de guerre civile.
« Il importe donc que l’Union Européenne, comme les États-Unis, fasse pression sur les deux parties et les aide à parvenir à un règlement raisonnable et rapide du conflit israélo-palestinien. L’Europe, par son histoire, a des responsabilités dans cette région du monde.
« Si la décision ultime appartient au peuple souverain d’Israël, la solidarité des Juifs de la Diaspora leur impose d’œuvrer pour que cette décision soit la bonne. L’alignement systématique sur la politique du gouvernement israélien est dangereux car il va à l’encontre des intérêts véritables de l’État d’Israël.
« Nous voulons créer un mouvement européen capable de faire entendre la voix de la raison à tous. Ce mouvement se veut au-dessus des clivages partisans. Il a pour ambition d’œuvrer à la survie d’Israël en tant qu’État juif et démocratique, laquelle est conditionnée par la création d’un État palestinien souverain et viable.
« C’est dans cet esprit que nous appelons tous ceux qui se reconnaissent dans ces principes à signer et à faire signer cet appel. »
Ce texte a suscité des réactions opposées. Nous en donnerons deux représentatives.
La première vient de Richard Prasquier, le président du CRIF et a été publiée par Le Figaro (30 avril 2010), sous le titre « Contre l’appel des Juifs européens » et reproduit sur le site du CRIF, sous le titre « Pourquoi je ne signerai pas l’appel de JCall » :
« Voici longtemps que le CRIF s’était prononcé en faveur du principe “deux peuples, deux Etats”. C’est déjà ce principe, sous-tendu par le désir de laisser à Israël son caractère démocratique que l’évolution démographique risquait de mettre en tension, qui a poussé le gouvernement Sharon à quitter complètement la bande de Gaza. La grande majorité des Israéliens y souscrivent, le chef du gouvernement Benjamin Netanyahou l’a publiquement annoncé. La majorité des Palestiniens, malheureusement n’y souscrivent pas.
Quant à la référence de l’appel de JCall à Jérusalem, Prasquier écrit :
« Comment oser le terme de “faute morale” s’agissant des “implantations” à Jérusalem Est ? Jérusalem Est, d’où les Juifs n’ont été chassés qu’à trois moments de l’histoire : après la destruction par les Romains, après les Croisades et après la prise de la ville par l’armée jordanienne de 1948 à 1967. Car Jérusalem n’est pas une implantation ou une « colonie ». C’est le cœur vivant du judaïsme et la capitale de l’Etat d’Israël. »
Il reprend ainsi le point de vue d’Elie Wiesel (lire « Elie Wiesel l’imposteur et Jérusalem »).
(...)« Dans la nécessaire et difficile négociation que nous appelons de nos vœux, il ne suffira pas pour que la paix puisse s’espérer et perdurer qu’on mette un terme à des constructions qui ne gênent objectivement personne, ou que l’on détaille au cordeau des frontières sur des cartes géographiques. Il faudra un changement de mentalités, et pour cela que les interlocuteurs soient sincèrement convaincus de leur intérêt bien compris à l’acceptation de l’autre. »
Vous avez bien lu, des « constructions qui ne gênent objectivement personne »... Ni les Palestiniens expropriés de leurs terres, ni ceux qui doivent contourner les colonies pour pouvoir circuler en Cisjordanie... Ils ne sont sans doute gênés que subjectivement parce que, en réalité, ils haïssent les juifs...
A l’autre bout du spectre, Rudolf Bkouche, de l’Union juive française pour la paix, publie un texte sous le titre « Un appel à la raison bien déraisonnable ».
« Un appel doit être publié sous le titre JCall qui se veut un appel à la raison sur la question Israël-Palestine. Cet appel lancé par des Juifs d’Europe veut être l’analogue du JStreet des Etats-Unis. Mais si JStreet se présente comme un autre lobby juif (il faut entendre le terme lobby au sens anglo-saxon, un groupe de pression) pour contrer le pro-israélisme d’AIPAC, JCall apparaît essentiellement comme un appel à sauver Israël d’une politique israélienne qui le conduit, selon les auteurs du texte, au naufrage. Mais JCall oublie que la politique israélienne du gouvernement actuel à l’encontre des Palestiniens s’inscrit dans la continuité et que cette politique, avant que d’être la politique de tel ou tel parti est inspirée par une idéologie, le sionisme, C’est le sionisme qui est en cause et les geignardises de "partisans de la paix" n’y peuvent rien. Se contenter de condamner la politique israélienne actuelle n’est qu’un leurre. Que les auteurs de ce texte soient sincères ou non importe peu.
(...) « Le point essentiel de l’appel est le renvoi à l’Etat juif et démocratique, leit-motiv du discours sioniste de gauche. Quand bien même la solution : "deux peuples, deux Etats" serait encore possible, on ne peut que rappeler que 20% de la population de l’Etat d’Israël dans ses frontières de 1949 définies par ce que l’on appelle la ligne verte est palestinienne et n’a aucune raison de devenir juive si on donne à ce terme la définition nationale de la doctrine sioniste. Dans ces conditions, demander que l’Etat d’Israël soit un Etat juif et démocratique revient à refuser la citoyenneté à une partie de sa population conduisant à une politique de discrimination, sauf à réaliser l’expulsion de la partie non juive de la population, ce que certains appelle pudiquement le transfert. En soutenant le principe d’un Etat juif et démocratique l’appel se situe dans un sionisme intransigeant oubliant que l’Etat d’Israël s’est construit au détriment des habitants de la terre sur laquelle il s’est constitué. »
Pour Michel Warchawski, de l’Alternative Information Center, l’appel de JCall, au-delà des intentions de ses signataires, illustre l’isolement croissant dans lequel se trouve le gouvernement israélien sur la scène internationale (lire son analyse : JCall : Even European Jewry Beginning to Publicly Criticise Israel).
Le soutien inconditionnel apporté par le CRIF et autres organisations prétendant représenter les communautés juives d’Europe est désormais fortement contesté, y compris parmi les juifs. Comme me le confiait un animateur de J-Street : dans les universités américaines, les étudiants juifs ont, en réalité, à choisir entre J-Street et le mouvement de boycott et de désinvestissement d’Israël ; les politiques de soutien inconditionnel à Israël ne rencontrent plus d’écho.
C’est ce que confirme, par ailleurs, David Chemla, cofondateur de JCall dans un entretien publié par Haaretz le 3 mai et traduit en français sur le site de La Paix maintenant.
« Je pense qu’en réalité, notre initiative améliore l’image d’Israël en Europe. Cette image est très mauvaise chez nous, à cause surtout de ce qui s’est passé à Gaza, et l’on pense en général en Europe qu’Israël est le côté provocateur et négatif du conflit, celui qui bloque le processus de paix.
« Ce que nous faisons, c’est montrer qu’au sein de la communauté juive, il y a débat - un débat ouvert - et que nous ne sommes pas monolithiques. Nous nous identifions à Israël et à ses droits, mais nous critiquons. Cela est sain et nécessaire. Nous sommes juifs, sionistes, et nous sommes toujours prêts à nous élever pour le droit d’Israël à l’existence. Nous sommes contre la délégitimation et les boycotts d’Israël, mais ce que nous montrons, c’est qu’il est bon de s’identifier à Israël, et en même temps de critiquer certaines de ses actions. »
La liste des signataires de l’appel de JCall pose problème. Elle mêle un Bernard-Henri Lévy qui, sur un char israélien, entrait dans Gaza à l’hiver 2008-2009 et un historien comme Zeev Sternhell, dont les positions ont toujours été plus déterminées et critiques de la politique israélienne.
Pour sa part, Leïla Shahid, la déléguée générale de la Palestine auprès de l’Union européenne a déclaré, sur le site Nouvelobs.com « A travers JCall il y a un interlocuteur pour les Palestiniens » (4 mai 2010).
JCall, analyses d’un appel
Géopolitique — nucléaire iranien
Alain Gresh29 articles
Alain Gresh est directeur adjoint du Monde diplomatique. Spécialiste du Proche-Orient, il est notamment l’auteur de L’islam, la République et le monde (Fayard, Paris, 2004) et de Les 100 clés du Proche-Orient (avec Dominique Vidal, Hachette Pluriel, Paris,...
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Alain Gresh est directeur adjoint du Monde diplomatique. Spécialiste du Proche-Orient, il est notamment l’auteur de L’islam, la République et le monde (Fayard, Paris, 2004) et de Les 100 clés du Proche-Orient (avec Dominique Vidal, Hachette Pluriel, Paris, 2003). Il tient le blog Nouvelles d’Orient.
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