Prenons acte du complet éclatement de l’espace politique français. Dans un système qui institutionnellement tend au bipartisme, et la règle électorale (le scrutin à deux tours) y est pour beaucoup, on pouvait avoir, par moment, l’irruption d’un troisième parti. Telle avait été la situation de 2002, voire de 2007 avec le bons score de Bayrou. Mais, aujourd’hui, c’est à une forme de quadripartisme que nous sommes confrontés. Car, si Emmanuel Macron et Marine le Pen se sont qualifiés, ils sont suivis de près par François Fillon et par Jean-Luc Mélenchon.
De ce point de vue, déjà, la situation politique s’annonce très différente. Elle se combine aussi avec l’effondrement historique du P « S », ramené au score dérisoire du candidat de la SFIO (Gaston Deferre) lors de l’élection présidentielle de 1969. Cet effondrement fait écho à l’émergence de Jean-Luc Mélenchon qui, avec 19,2% des suffrages exprimés réalise un score sans précédent, qui ne rend que plus cruel encore la comparaison avec les 6,2% dérisoires de Benoît Hamon.
Mais, cet effondrement a son symétrique à droite. Même s’il garde un score non négligeable de plus de 19,5%, pour la première fois dans la Vème République, le parti se réclamant de l’héritage du Général de Gaulle, même s’il a dilapidé et défiguré cet héritage, ne participera pas au deuxième tour de l’élection présidentielle. Ceci est sans précédent. C’est la fin de la Vème République. François Fillon aura été le fossoyeur de son propre courant.
Marine le Pen n’effraie plus
Un autre facteur est à prendre en compte. En 2002, le succès de Jean-Marie le Pen était survenu par surprise. Or, aujourd’hui, nous avons eu depuis plusieurs semaines Marine Le Pen installée en tête du classement. Le Front national est arrivé en tête de nombreuses élections depuis 2012. Les électeurs ont voté en sachant cela, et pourtant ils ont divisés leurs choix, preuve que Marine le Pen n’effraie plus, du moins plus autant que son père. Le changement de discours mais aussi d’attitude du FN y est pour beaucoup.
Parler à son sujet de parti « fasciste » ou « de haine » n’a guère de sens, et prouve une dénaturation complète des mots et des concepts, même si l’on peut critiquer ses propositions, et en particulier celle concernant l’abolition du droit du sol. Rappelons à nos chères « consciences indignées » que ceci est la position officielle de la CDU-CSU de Mme Merkel et de ses alliés. De même, quand Mme le Pen dit que la sécurité sociale appartient aux français, elle se trompe. La sécurité sociale, financée par des cotisations des salariés et des employeurs, appartient aux travailleurs sans distinctions de nationalité. Il convient de le rappeler. Mais il convient aussi de dire que cela n’est pas plus grave que de prétendre que ces cotisations sont des « charges » pour les entreprises et non des cotisations liées à la nécessité de s’assurer d’une main d’œuvre en bonne santé, une erreur communément commise par l’élite libérale et par Emmanuel Macron.
Ce sont toutes ces raisons qui vident de son sens l’appel à un soi-disant « front républicain ». Car, il faut bien l’admettre, ce discours se trompant de cible ne saurait plus mobiliser quiconque. On ne voit que trop qu’il ne sert que de couverture au grand banquet de tous ceux qui « vont à la soupe », pour reprendre une expression du Général de Gaulle.
La répartition des votes
Il est aussi important de voir d’où proviennent les votes. De ce point de vue, la carte des résultats du premier tour du 23 avril correspond largement, mais pas totalement, à ce que Christophe Guilluy appelle la « France périphérique ». Pas totalement, car on voit que dans certaines régions « périphériques » des effets de mémoire persistent. Ainsi les zones rurales du Limousin continuent de porter la mémoire de la Résistance (et de son chef local Georges Guingouin). On pourrait trouver d’autres exemples. Il n’empêche : on voit nettement l’opposition entre la France « métropolisée », avec (sauf dans le sud) un fort « effet littoral » et la France dite « périphérique ». La transformation du Front national en parti dominant dans les petits bourgs et les campagnes est marquante, même si le phénomène dépasse cela ; le poids du chômage et de la désindustrialisation est aussi l’un des facteurs de son enracinement. Je l’ai dit, de manière répétée, depuis 2012. La montée du FN correspond, trait pour trait aux dégâts de la mondialisation et de l’euro.
Une autre dimension importante est la question sociale, bien évidemment corrélée avec cette dimension géographique. On constate que Marine Le Pen a dans ses électeurs une forte concentration de personnes à revenus modestes et très modestes. Elle semble avoir fait un score de 34% dans la classe ouvrière, ce qui la met en première position, suivie immédiatement ici aussi par Jean-Luc Mélenchon. C’est d’ailleurs une caractéristique qu’elle partage avec Jean-Luc Mélenchon. A l’inverse, l’électorat d’Emmanuel Macron présente une forte concentration des hauts et des très hauts revenus, une caractéristique qu’il partage, mais dans une moindre mesure, avec l’électorat de François Fillon.
Mais, la composition sociologique d’un électorat n’est pas tout. Le discours tenu par le candidat est aussi important. De ce point de vue, en annonçant sa volonté de renforcer considérablement la « loi travail », loi qui avait initié des protestations extrêmement forte au printemps 2016, et en annonçant qu’il entend le faire par ordonnance, Emmanuel Macron se dévoile bien plus que par la concentration des milieux aisés dans don électorat. La pratique des ordonnances, tout comme celle du 49.3, quand elle est appliquée dans le domaine social, induit une brutalisation considérable des relations sociales. Ceci, avec la perspective de la réduction du nombre des fonctionnaires, avec l’accent mis sur l’austérité budgétaire, qui peut fort bien aller de paire avec des cadeaux aux grandes entreprises (comme dans le cas du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi ou CICE qui a coûté 30 milliards à l’Etat en 2014 et 2015[4]), donne le véritable ton de la candidature Macron. Il ne faut pas hésiter à le dire, voter Macron c’est émettre un véritable vote de classe, un vote réactionnaire dans le sens le plus littéral du terme.
On comprend alors l’attitude, digne et responsable, de Jean-Luc Melenchon qui a décidé de ne pas joindre sa voix à la meute hurlant au soi-disant « Front Républicain » et qui préfère consulter ses militants. Il est clair que se développe un comportement, le « jappellisme », qui correspond à la maladie sénile d’une classe politique qui jappe…
Une victoire culturelle pour les idées souverainistes ?
Mais, il y a une autre leçon importante que l’on peut tirer du scrutin de dimanche 23 avril. Si l’on consulte les résultats quasiment définitifs du premier tour (métropole et outre-mer), on constate que les différents programmes souverainistes, qui étaient portés par 5 candidats, ont réalisé pratiquement 47% des suffrages.
C’est un résultat important. En fait, on peut penser que certains parmi les électeurs de François Fillon partagent ces idées souverainistes, ce qui laisse à penser que l’on est probablement à 50% voire au-dessus. Bien entendu, les programmes diffèrent dans leur acuité souverainiste, tout comme ils diffèrent dans le domaine social. Si on les classe de 10 à -10 sur ces deux échelles, en considérant que le point « 0 » représente la continuité absolue avec la situation actuelle, on obtient le graphe suivant :
Ce graphique indique bien une forte polarisation de l’électorat (et de la société) française, un polarisation non pas le long du classique repère « Gauche-Droite » mais autour de ces deux questions essentielles que sont la souveraineté et le programme social. Cela pourrait indiquer que la bataille culturelle a été gagnée par les idées souverainistes. Ce qui renforce cette interprétation est l’intervention faite, devant les caméras de télévision, par Emmanuel Macron le dimanche soir 23 avril à 22h30 environ. Dans son intervention, il a mentionné à deux reprises le mot « patriote ». Le fait qu’il se soit senti dans l’obligation de reprendre des éléments du discours qu’avaient tenu, à des degrés divers, Mme Marine le Pen, MM. Mélenchon, Dupont-Aignan et Asselineau, et ce alors que visiblement il n’en partage pas une once, montre bien que ces idées sont en train de devenir dominantes. C’est, dans la situation actuelle, un facteur d’espérance pour le futur.
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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux....
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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.
Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).
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