Se prend-il pour Dieu ? Bernard-Henri Lévy, le philosophe milliardaire, a récemment tenu des propos qui interpellent. Accordant une interview à Apolline de Malherbe sur BFMTV le 15 mai 2021, il a peu ou prou suggéré qu’il se considérait comme immortel : « Moi j’ai le sentiment que ma charmante et merveilleuse, et si élégante maman, m’a trempé tout entier dans le Styx. »1 À quoi la journaliste, intrépide, a reparti : péché d’hybris... ?
Concédons que BHL a dit ensuite avoir conscience qu’un jour il mourra, que la mort arrivera un jour, mais sa sortie a de quoi interroger à l’heure où la Silicon Valley travaille très sérieusement à ce projet qui correspond à un vieux rêve du genre humain : accéder à l’immortalité2. Le livre de la Genèse, lors de l’épisode du péché originel, suggère qu’il est techniquement possible à l’homme de devenir immortel : « Maintenant, empêchons-le de tendre la main, de prendre aussi du fruit de l’arbre de vie, d’en manger et de vivre éternellement ! »
On peut se demander dès lors si notre philosophe-engagé-à-la-chemise-blanche ne s’est pas recyclé dans la propagation des idées transhumanistes. Peut-être sera-t-il chargé un jour – qui sait ? –, tel un René Cassin qui après-guerre dirigea la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, d’écrire une « Déclaration des droits de l’homme augmenté », et d’en assurer la promotion sur tous plateaux de télévision de la planète.
Il fut une époque où BHL se voulait romantique, se réclamait de Charles Baudelaire : car dandy parisien, car ayant les cheveux longs, car expérimentant les « paradis artificiels », car vivant par et pour les productions de sa plume. C’est justement celui qui fut le chef de file de l’école symboliste – branche française et poétique du romantisme – qui exprima des choses parmi les plus sages de ce que la littérature a pu traiter sur cette question épineuse et pénible de l’immortalité.
L’un des soubassements mythologiques de l’œuvre du poète était le mystère de la pierre philosophale, dont les alchimistes partirent en quête. Cette pierre magique avait, croyait-on, la vertu de rendre immortel celui qui la possédait.
Un examen approfondi du poème des Fleurs du Mal « Correspondances » – qui est à regarder comme le manifeste du symbolisme – nous a amené à comprendre son titre de la manière suivante : l’envoi de lettres entre des personnes, ce qui n’invalide en rien l’interprétation rimbaldienne des analogies (au sens d’opérer des associations pour les moins incongrues, comme donner une couleur à chaque voyelle3) mais la complète.
Ainsi, la thèse baudelairienne est, nous semble-t-il, que celui qui écrit – qu’il soit poète, romancier, essayiste, etc., – peut devenir immortel car il donne la possibilité à la postérité de le lire, il se dote de ce pouvoir d’ordre métaphysico-magique qui consiste à faire communiquer les vivants et les morts, à les relier alors que cela est a priori impossible.
Les textes de nos glorieux ancêtres ne sont pas autre chose que des lettres qu’ils nous adressent, des messages colportés depuis l’au-delà à destination des générations présentes, des bouteilles à la mer envoyés aux humains du futur.
Faire l’effort ici bas de s’y intéresser – de les lire, les relire, les ruminer, les méditer – c’est accepter d’entretenir une correspondance particulière, spéciale, avec des êtres que Roger Gilbert-Lecomte appelait « mort-mots »4. On notera à cet égard que les membres de l’Académie française sont surnommés « Les Immortels »5.
L’autre propriété attribuée à la pierre philosophale était de transformer le plomb en or. L’alchimie baudelairienne s’est justement ingéniée à faire de l’or à partir de boue, comme le montrent les poésies « Le Soleil » ou « Les Aveugles », ainsi que les ultimes vers de l’ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition de Fleurs du Mal :
« Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’ai fait de l’or. »
Mais c’est à ce géant du romantisme qu’est Goethe que l’on doit la réflexion la plus aboutie sur cet autre aspect de la pierre philosophale, auquel est associée la légende de Nicolas Flamel, ce libraire parisien du Moyen Âge qui se serait considérablement enrichi sans que l’on sache comment.
Dans le Second Faust, Goethe a mis en évidence que l’invention de la monnaie-papier résolvait cette question de savoir comment il est possible de changer une matière vile – symboliquement le plomb – en une matière noble – symboliquement l’or –.
Les souverains d’Europe de l’âge classique (XVIIème siècle), en échange d’un morceau de papier d’une valeur infinitésimale purent d’un coup obtenir des quantités massives d’or6 ; c’est – vous en conviendrez – la plus belle des opérations financières !
Concernant la France ce prodige eut lieu au XVIIIème siècle, avec la mise en place du système de John Law, qui naquit en Écosse en 1671 et réussit à convaincre le Régent le duc d’Orléans qui « avait jadis cherché la pierre philosophale. Law propose de faire de l’or avec du papier. »7 Instauré en 1718 jusqu’en 1720, le système Law désarçonna les Français, aux yeux desquels il fut vite discrédité. Montesquieu fut abasourdi par cette affaire à tel point qu’il dressa un portrait de l’homme de finances écossais dans ses Lettres persanes :
« Dès qu’il fut grand, son père lui apprit le secret d’enfermer les vents dans les outres, qu’il vendait ensuite à tous les voyageurs : mais comme la marchandise n’était pas fort prisée dans son pays, il le quitta, et se mit à courir le monde en compagnie de l’aveugle dieu du hasard.
Il apprit, dans ses voyages, que dans la Bétique, l’or reluisait de toutes parts ; cela fit qu’il s’y précipita ses pas. Il y fut fort mal reçu de Saturne – Louis XIV – qui régnait pour lors : mais ce dieu ayant quitté la terre, il s’avisa d’aller dans tous les carrefours, où il criait sans cesse d’une voix rauque : ʽʽPeuples de Bétique, vous croyez être riches, parce que vous avez de l’or et de l’argent. Votre erreur me fait pitié. Croyez-moi : quittez le pays des vils métaux ; venez dans l’empire de l’imagination et je vous promets des richesses qui vous étonneront vous-mêmes.’’ Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu’il avait apportées, et il distribua de sa marchandise à qui en voulut.
Le lendemain, il revint dans les mêmes carrefours, et il s’écria :
ʽʽPeuples de Bétique, voulez-vous être riches ? Imaginez-vous que je le suis beaucoup aussi ; mettez-vous tous les matins dans l’esprit que votre fortune a doublé pendant la nuit ; levez-vous ensuite ; et, si vous avez des créanciers, allez les payer ce ce que vous aurez imaginé, et dites-leur d’imaginer à leur tour.’’ » (Lettre CXLII)
La monnaie-papier, telle fut l’invention qui inaugura les Lumières, ce mouvement philosophique et littéraire qu’affectionne tant BHL.
À la différence de ce dernier, Baudelaire était entièrement convaincu de la vérité du message catholique, lequel message porte la foi en l’immortalité. La résurrection d’entre les morts est une promesse clairement établie par le Christ : « Quand on ressuscite d’entre les morts, en effet, on ne prend ni femme ni mari ; on est comme des anges dans les cieux. Et sur ce que les morts ressuscitent, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au passage du Buisson, comment Dieu lui parla : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob ? Il n’est pas un Dieu de morts, mais de vivants. » (Évangile de Marc, chapitre XII, versets 26 et 27). Il est rapporté également par l’évangile de Jean que Jésus-Christ dit que « celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau qui jaillira jusque dans la vie éternelle » (chapitre IV, verset 14) et que « si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort. » (chapitre VIII, verset 51)
Souvenons-nous de surcroît de cette parole de saint Paul : « Le dernier ennemi détruit, c’est la mort » (chapitre XV, verset 26 du Ier épître aux Corinthiens).
Néanmoins, comme dit l’adage, beaucoup d’appelés, peu d’élus... Au lieu d’insuffler la vie BHL a essaimé la mort. Sans parler des guerres de l’OTAN pour lesquelles il a œuvré en tant que tribunitien, de la Bosnie à la Libye, en passant par l’Afghanistan, sa carrière médiatique est un plaidoyer en faveur du paradigme moderniste, héritier des Lumières et de la Révolution de 1789.
Or Léon Bloy dans Jeanne d’Arc et l’Allemagne ne fit-il pas remarquer que « les peuples modernes ont greffé sur l’arbre de la Science le sauvageon de la mort »8 ?
1https://www.youtube.com/watch?v=n9dPGMllhm4
2J’ai étudié cette question dans L’Essence de la modernité, Paris, Édilivre, pp. 53-57.
3Dans Les Taches dʼencre, Maurice Barrès écrivit un article intitulé « La sensation en littérature. La folie de Charles Baudelaire » où il note que Baudelaire « procède par sensations associées, par correspondances […], cʼest-à-dire quʼil a lʼintuition secrète de rapports invisibles à dʼautres. Il rapproche ainsi par des analogies inattendues des sensations déjà étranges. […] Plus excessif encore est le curieux sonnet des voyelles dʼArthur Rimbaud. ʽʽA noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles.ʼʼ Tous les jeunes artistes de lʼécole se complaisent à ces transpositions. », LʼŒuvre de Maurice Barrès, t. I, Paris, Club de lʼHonnête Homme, 1965, p. 396.
4Roger Gilbert-Lecomte, Arthur Rimbaud, Montpellier, Fata Morgana, 1972.
5 Sur ce point, le site officiel de lʼAcadémie française écrit ceci : La qualification d’immortels, propre aux élus de l’Académie française, peut prêter à sourire, mais les académiciens en mesurent sagement la portée. Ils doivent leur surnom d’immortels à la devise ʽʽÀ l’immortalitéʼʼ, qui figure sur le sceau donné à l’Académie par son fondateur, le cardinal de Richelieu et qui se réfère à leur mission, porter la langue française. C’est celle ci qui est immortelle. L’ordonnance de 1816 qui rétablit les académies précise — art.10 — que ʽʽl’Académie française reprendra ses anciens statutsʼʼ ; la devise décidée par Richelieu en fait partie.
6Le monnaie-papier a été créée à Venise, Gênes, Genève, Anvers à la fin du Moyen Âge, « développé par les Hollandais au XVIIème siècle, importée par eux en Angleterre […], elle se perfectionne encore au XVIIIème siècle, gagne les grands États du continent par la France et sʼétend vers lʼEst de lʼEurope. », Maurice Crouzet (dir.), Histoire des civilisations, V, Le XVIIIème siècle. Lʼépoque des « Lumières » (1715-1815), Paris, P.U.F., 1967, p. 118. En effet, au milieu du XVIIIème siècle, lʼAutriche, lʼEspagne, la Suède et la Russie se mirent à émettre de la monnaie en papier.
7Jean de Viguière, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 1102.
8Marseille, Belle-de-Mai Éditions, 2021, p. 26.
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