En abandonnant le nationalisme, la gauche québécoise a-t-elle abandonné le peuple? Coincée entre le nationalisme conservateur de Legault et la nouvelle gauche, la gauche sociale peine à s’exprimer. L’écologiste Roméo Bouchard appelle son camp à retrouver ses priorités: «la solidarité et la souveraineté du peuple». Entretien.
Ancien prêtre devenu militant écologiste, Roméo Bouchard est l’un des fins observateurs de la société québécoise. Personnalité de gauche, il dit toutefois ne plus se reconnaître dans la gauche québécoise. Mais pourquoi? Pour mieux comprendre son point de vue, Sputnik s’est entretenu avec ce militant de la première heure.
Sputnik France: En janvier 2018 au Québec, vous avez publié avec un proche le manifeste de «l’Aut’gauche». Vous y invitez la gauche à se rassembler à nouveau autour de la nation québécoise. Qu’est-ce qui a changé à gauche au Québec?
Roméo Bouchard: «J’ai toujours pensé que la gauche et la nation étaient inséparables au Québec. Dans les années 1960, j’ai rejoint la gauche affiliée au mouvement d’affirmation du Québec, lequel s’inscrivait lui-même dans une volonté globale de décolonisation. À cette époque, l’idée d’affirmation nationale au Québec, en Afrique et ailleurs était liée à la gauche. Cette idée était liée à une volonté de transformation sociale profonde, à une reprise de contrôle de nos mécanismes culturels et économiques. En ce sens, la gauche au Québec est née à l’intérieur de la mouvance nationale. […]
Au Québec, l’égarement, voire la dispersion de la gauche date de la fin des années 1980. Il y a eu une sorte de découragement du mouvement nationaliste à la suite de l’arrivée en force du néolibéralisme. La mondialisation a changé la donne avec les ententes de libre-échange. Nous nous sommes retrouvés devant une machine économique et politique sur laquelle les gens n’avaient plus aucune prise.
Beaucoup de gens se sont alors tournés vers des mouvements de défense des minorités. Ils ont commencé à se préoccuper des problèmes dits de discrimination sociale. Ce sont des combats légitimes, mais ce ne sont pas des luttes au cœur du problème économique et politique du Québec et d’ailleurs. Les inégalités sociales demeurent la grande problématique à l’heure actuelle, et elles sont entretenues par le système néolibéral. La perte de démocratie est aussi l’un des effets majeurs de la mondialisation économique. La destruction des identités nationales également. Ce sont déjà de grands thèmes auxquels la nouvelle gauche semble avoir peur de s’attaquer au Québec.»
Sputnik France: Faut-il en conclure que la gauche nationaliste, celle à laquelle vous appartenez, a disparu de la Belle Province?
Roméo Bouchard: «Non, la “vraie” gauche n’a pas disparu. La gauche que l’on critique dans notre manifeste est marginale! Ce que l’on explique, c’est que la gauche citoyenne, progressiste, sociale, communautaire et syndicale reste encore le courant auquel s’identifie une majorité de gens de gauche. Cette gauche est sous-représentée dans le discours public, mais elle est toujours là.
La nouvelle gauche –qui défend surtout les droits individuels et des minorités– est partout. Elle est représentée par des intellectuels, des universitaires et des gens qui sont en position de pouvoir. Elle est présente dans le système scolaire, dans les médias et les réseaux sociaux. Au niveau politique, elle est surtout représentée par le parti Québec solidaire. Nous n’entendons que cette gauche au Québec, mais en réalité, les progressistes ne s’y retrouvent pas. Les progressistes sont ceux qui insistent sur la solidarité et défendent encore la souveraineté du peuple.»
Sputnik France: Ainsi, deux gauches coexisteraient au Québec, mais l’une d’entre elles serait bien plus visible. Y a-t-il un affrontement entre ces deux camps revendiquant pourtant la même place sur le spectre politique?
Roméo Bouchard: «C’est un phénomène assez troublant. La nouvelle gauche est devenue très dogmatique et accusatrice. Elle distribue les étiquettes à la tonne pour discréditer ses adversaires, de gauche comme de droite. Elle accuse très vite les gens d’être des nationalistes étroits et passéistes, des gens qui ne sont pas ouverts aux immigrés, etc. Elle a aussi pris position contre la nouvelle loi sur la laïcité québécoise.[…]
La gauche sociale et citoyenne est effrayée par ce nouveau climat de censure. Elle se fait stigmatiser dans les médias, donc elle reste dans l’ombre. C’est un des points qui explique pourquoi la nouvelle gauche a tant de pouvoir au Québec, alors que la gauche sociale –qui, je le répète, est majoritaire au Québec– se fait si silencieuse.»
Sputnik France: Selon le professeur Mark Lilla, de l’Université Colombia, la gauche américaine parle de moins en moins de solidarité sociale et de plus en plus de droits des minorités. Doit-on parler d’une «américanisation» de la gauche québécoise?
Roméo Bouchard: «Le Québec subit diverses influences. Il subit l’influence des États-Unis, mais aussi de la mondialisation en général. […] Le morcellement des communautés est une conséquence de la mondialisation. Il y a aussi l’influence du Canada anglais comme tel, en particulier de son multiculturalisme depuis les années 1970. L’ancien Premier ministre fédéral, Pierre Elliott Trudeau, nous a imposé cette idéologie, qui tend à diviser la population en plusieurs sous-groupes. L’influence du multiculturalisme canadien a été déterminante au Québec. Toutefois, il y a toujours eu une petite gauche marginale au Québec qui s’est montré réceptive à ce genre d’idées.»
Sputnik France: Vous militez depuis longtemps pour une agriculture durable au Québec. Selon vous, les effets de la mondialisation sur l’agriculture y sont catastrophiques. La nouvelle gauche est-elle préoccupée par cet enjeu?
Roméo Bouchard: «Évidemment, je considère que l’agriculture est un enjeu économique majeur au Québec. La transition environnementale est cruciale. Il faut redéployer l’économie et la décentraliser. Il faut aller vers des communautés plus autonomes, aussi bien en ville qu’en campagne. Mais que fait cette gauche? Elle ne parle pas de ça. Elle ne connaît pas ça. Elle ne s’intéresse pas à ça. Les dossiers agricoles sont extrêmement complexes. Il faut se donner la peine de les comprendre. […] Les Québécois sont extrêmement vulnérables sur le plan agricole. Au Québec, les lobbys agroalimentaires sont plus puissants que les lobbys pétroliers. Malheureusement, ce n’est pas un enjeu dont on entend parler.»