La province canadienne du Nouveau-Brunswick est-elle gouvernée par une seule et unique entreprise familiale? C’est ce que soutient Alain Deneault, philosophe québécois et auteur de plusieurs best-sellers sur l’économie mondiale. Dans un entretien avec Sputnik, il analyse et dénonce ce qu’il voit comme un «féodalisme économique».
Népotisme au pays de l’érable? Petite province maritime à l’est du Canada, le Nouveau-Brunswick attire chaque année de milliers de touristes, qui profitent de son authenticité pour se ressourcer. Pour Alain Deneault, ces touristes sont loin de se douter de l’emprise de la famille Irving sur cette province pittoresque. Directeur de programme au Collège de philosophie à Paris, Alain Deneault est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’économie globale et les paradis fiscaux. Pour mieux comprendre ce phénomène, Sputnik s’est entretenu avec lui.
Sputnik France: Dans un article publié en avril 2019 dans Le Monde diplomatique, vous comparez le groupe Irving à une famille de seigneurs qui contrôlerait toute l’économie du Nouveau-Brunswick. S’agit-il d’un cas exceptionnel ou assistons-nous à l’émergence d’un nouveau type de capitalisme?
Alain Deneault: «Je préfère parler d’un cas à part. Nous avons affaire à une région du continent nord-américain qui est abandonnée par les pouvoirs politiques. La province du Nouveau-Brunswick est officieusement laissée à l’administration d’une seule famille, à savoir la famille Irving, qui possède de nombreuses raffineries de pétrole. Sans tout contrôler dans le détail, cette famille domine suffisamment la région pour lui imprimer sa volonté. On pourrait parler d’une sorte de néo-féodalisme économique.
Je dis que c’est une exception, car le groupe Irving –qui est un conglomérat d’entreprises– a agi ces dernières années de manière totalement opposée à celle des multinationales traditionnelles. Les multinationales ont développé un secteur plus ou moins grand comme l’agroalimentaire, l’énergie, le divertissement de masse, la finance et l’assurance. Les multinationales cherchent à occuper de manière horizontale, à l’échelle de la planète, le plus de parts de marché possible, mais dans leur secteur particulier. Le groupe Irving a fait exactement l’inverse. Il a plutôt concentré ses activités sur une petite région –l’Est canadien et l’État américain du Maine– pour l’occuper d’un point de vue commercial, industriel et même politique, dans tous les secteurs imaginables.»
Sputnik France: D’autres auteurs estiment que le Canada est au fond toujours resté un État colonial. Des groupes de gauche parlent même d’un État «pétro-colonial». Partagez-vous ce point de vue?
Alain Deneault: «Je n’y vois même pas une thèse originale qui viendrait révéler quelque chose sur le Canada. Il s’agit simplement d’une observation. Le statut de monarchie parlementaire du Canada n’est qu’un euphémisme destiné à cacher sa réalité de colonie. C’est toutefois une colonie d’un genre particulier. Le Canada n’étant pas une république, les Canadiens sont encore des Sujets de Sa Majesté la reine d’Angleterre et non des citoyens. C’est une réalité historique qu’il faut considérer.
Tout le legs législatif, institutionnel et organisationnel de l’Empire britannique se trouve aujourd’hui à fonctionner sur une base autonome. Les Canadiens n’ont plus besoin de Londres pour se comporter en colons. Nous avons une lecture colonialiste du territoire canadien, ce qui conforte l’approche monopolistique du groupe Irving au Nouveau-Brunswick. D’une certaine manière, les Canadiens sont prédisposés à rester les petites mains ou les exécutants du projet colonial au détriment des Premières Nations.»
Sputnik France: Au contraire, certains affirment que l’action du groupe Irving est bénéfique pour la province, car ce dernier fournit du travail à des milliers de personnes. Que leur répondez-vous?
Alain Deneault: «J’inverse tout simplement la perspective. Pour parler en termes cinématographiques, je dirais que je m’intéresse tout simplement au contrechamp. Ce sont plutôt les employés qui génèrent la valeur du groupe. Le patriarche Irving et ses fils n’iraient pas eux-mêmes travailler sur le terrain, dans leurs raffineries. Ils n’iront pas conduire les camions ni opérer les coupes à blanc. C’est curieux de voir cette famille prendre une posture salvatrice, alors qu’elle règne sur l’une des provinces les plus pauvres du Canada.
D’autre part, l’État provincial lui-même n’est pas sans responsabilité. C’est l’État nouveau-brunswickois qui fournit au groupe les terres forestières destinées aux coupes à blanc. Les rapports entre les gouvernements et le groupe Irving ne sont pas du tout transparents. On est constamment en train de concéder des privilèges à la famille, sous prétexte qu’elle crée de l’emploi. Récemment, l’État fédéral a même annulé une dette que lui devait le groupe Irving. Il est très difficile pour la population en général de comprendre les largesses qui sont offertes par le régime à la famille.
[…] La famille ne va pas jusqu’à s’ingérer au point de prendre toutes les décisions une à une au sein des législatures. Toutefois, le groupe Irving a une sorte de droit de veto, un pouvoir de dissolution des autorités publiques quand celles-ci leur déplaisent. Bref, ce sont les citoyens et les institutions publiques qui enrichissent les Irving et non le contraire. La ville de Saint-Jean est l’une des plus pauvres au Canada, alors que la raffinerie la plus importante du pays s’y trouve.»
Sputnik France: Existe-t-il des solutions pour démanteler ce genre de réseaux monopolistiques au Canada?
Alain Deneault: «Au Nouveau-Brunswick, la situation est telle qu’elle requerrait des mesures antitrusts, c’est-à-dire des mesures assurant un minimum de concurrence. Nous sommes devant un déni de démocratie. Il faudrait d’abord ce genre de mesures dans le domaine des médias, de l’exploitation forestière et de la distribution pétrolière.
Si on adhère au libéralisme économique, il faudrait au moins une certaine ouverture à la concurrence. […] Personnellement, je serais même pour la nationalisation de certains actifs du groupe Irving. Il faudrait au moins faire en sorte que les terres de la Couronne –qui ailleurs seraient officiellement publiques– ne soient pas cédées à des acteurs qui n’ont pas nécessairement à cœur l’intérêt public. Enfin, il faudrait aussi surveiller les transferts qu’effectuent régulièrement, depuis 1966, les Irving aux Bermudes. Cette famille est l’une des pionnières dans le recours aux paradis fiscaux.»