Inutile d'attendre le rapport Chamberland, mesdames et messieurs, la juge en chef de la Cour du Québec a rendu son verdict samedi dans une entrevue au Devoir : tout ça, c'est de la faute des policiers.
«Tout ça» étant ce qu'on appelle l'affaire Lagacé mais qui est aussi l'affaire Alain Gravel, l'affaire Monic Néron, l'affaire Marie-Maude Denis, etc.
Les juges de paix qui ont délivré les mandats n'ont fait que leur travail, ils n'avaient pas le choix, a-t-elle déclaré.
Vraiment? Eh bien, voilà un scoop, mesdames et messieurs.
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Dans cet entretien au Devoir, Lucie Rondeau déclare que les journalistes «ont fait croire à tort au public qu'il y avait une protection juridique des sources journalistiques plus grande que ce que le droit disait réellement. On a induit le public en erreur en disant que les juges de paix ont omis de protéger les sources journalistiques comme la loi le demandait».
C'est vrai, les commentateurs, moi le premier, ont été très durs avec les juges de paix qui ont autorisé cette surveillance et cette collecte de données personnelles des journalistes. Vrai aussi, la protection des sources n'est pas élevée au rang juridique du secret professionnel.
Je conçois aussi qu'une juge en chef se porte à la défense de la réputation des membres de sa Cour, encore que les juges de paix (ils s'en plaignent amèrement) n'ont pas les pouvoirs des «vrais» juges de la Cour du Québec qui, eux, entendent tous les procès criminels sans jury au Québec, donc 99% des dossiers. Les juges de paix s'occupent de mandats et d'infractions réglementaires, d'où cette appellation plus ou moins affectueuse de «petits juges».
Mais ce n'était pas induire le public en erreur que d'en critiquer le travail, et les critiques sont aussi venues de juges comme John Gomery.
Je cite l'article du Devoir : «Mme Rondeau soupçonne néanmoins des policiers d'avoir trompé des juges de paix magistrats en ne dévoilant pas tous les ressorts d'une affaire afin de se voir octroyer des moyens d'enquête supplémentaires : perquisition, fouille, saisie, accès à des lieux, etc. "C'est ça, la réalité : le juge de paix y va avec ce que le policier lui dit".» Elle rappelle du même souffle que les juges de paix magistrats ne disposent pas de pouvoir d'enquête, ce que «les médias ont omis de souligner».
«La preuve [déposée à la commission Chamberland] révèle qu'on peut se questionner quant à savoir si les policiers ont assumé correctement leur obligation de franche et complète divulgation.»
La preuve que les juges de paix ont fait un travail impeccable? «Aucune des décisions des juges de paix magistrats n'a été infirmée par les tribunaux supérieurs», déclare-t-elle.
Excusez-moi, je m'étouffe, je vous reviens rapidement...
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S'ils n'ont pas encore été infirmés, ces mandats n'ont pas été confirmés non plus. Plusieurs de ces mandats sont présentement l'objet de contestation devant la Cour supérieure. Il me semble que le devoir de réserve commande d'attendre la conclusion de ces débats avant de s'en servir comme s'il s'agissait de certificats de bonne conduite...
C'est indéniable depuis les audiences de la commission Chamberland, les policiers n'ont pas joué franc jeu avec les juges de paix pour obtenir des mandats. La juge en chef a raison aussi de dire qu'une autorisation n'est pas comme un procès : il n'y a pas deux parties; il n'y a qu'un policier qui présente des déclarations sous serment censées être complètes et franches. Les faits déclarés doivent être tenus pour avérés par le juge.
Mais le juge de paix n'est pas un automate pour autant! Ce n'est pas une distributrice automatique de mandats! Si on a nommé des juges indépendants, c'est pour qu'ils exercent leur jugement, qui ne consiste pas seulement à vérifier si toutes les cases ont été remplies.
Le cliché du «dernier rempart de la démocratie» est censé être bien vivant ici. C'est entre les mains de ces juges de paix qu'on remet la protection de la vie privée. Mais juges de paix ou juges tout court, ils sont censés autoriser la surveillance et les fouilles dans les maisons seulement si c'est justifié.
Or, la prétention des médias est que ces demandes d'autorisation de surveillance des journalistes étaient manifestement insuffisantes. Celle visant Monic Néron était assise sur du triple ouï-dire, des ragots totalement faux sur sa vie privée. Celle visant Patrick Lagacé disait que celui qu'on surnomme maintenant au bureau «L'affaire» avait des contacts avec un policier; qu'un média concurrent avait publié des histoires au sujet desquelles ce policier avait des informations... en conséquence de quoi il fallait espionner Lagacé. Il y a un saut logique ahurissant ici... Comment «L'affaire» transmettait-il les informations de ce policier à TVA? Fouillez-moi avec ou sans mandat, aucune idée, ce n'était nullement explicité. Pure spéculation.
Autrement dit, même sans parler des principes avec lesquels nous autres journalistes aimons nous gargariser, juste du point de vue du droit criminel, c'était très, très douteux et très, très évident à notre humble avis...
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Mais allons au niveau des principes constitutionnels, puisque vous insistez. Sans prétendre que la protection des sources est l'équivalent juridique du secret professionnel, un juge de paix mis devant une demande de surveillance d'un journaliste qui n'est soupçonné d'aucun crime devrait poser des questions, manifester des réticences. Des lumières devraient s'allumer quand l'État épie les médias...
Quel crime tente-t-on de résoudre ici? Un crime qui n'a encore donné lieu à aucune accusation au Québec. Pour la simple et bonne raison que c'est un crime inventé, un échafaudage juridique éminemment contestable. Les policiers des affaires internes prétendent que si un de leurs collègues divulgue de l'information confidentielle à un média, il commet un abus de confiance.
Ça peut arriver théoriquement qu'une fuite soit criminelle.
Mais dans les cas qui nous occupent, où est l'intention criminelle dans ces fuites médiatiques? Ce n'étaient pas des crimes, c'étaient des infractions déontologiques. On les a habillées comme des crimes pour obtenir des pouvoirs exorbitants et mieux les punir. La voilà, la manoeuvre, le voilà, le scandale : dans le détournement juridique.
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