Un fonds alternatif (hedge fund) canadien géré à partir du paradis fiscal des îles Caïmans a investi, ces derniers mois, plus d'un quart de milliard de dollars dans une poignée d'entreprises de cannabis médical, dont une qui exploite une serre à Montréal et une autre fondée par un ancien chef des finances du Parti libéral du Canada (PLC).
Cette vague d'investissements extraterritoriaux (offshore), qui a commencé en novembre dernier, constitue un des plus gros investissements privés dans le pot légal. Les investisseurs étrangers qui y prennent part pourraient tirer « un gros avantage », estime le professeur André Lareau, spécialiste de la fiscalité internationale à l'Université Laval, « parce qu'en revendant les actions, il n'y aura pas d'impôt, ni canadien, ni là-bas ».
Le sénateur Serge Joyal, qui mène une bataille pour resserrer le projet de légalisation du gouvernement Trudeau, s'inquiète aussi de l'immense opacité de ces transactions réalisées à partir des îles Caïmans, un des pays dont le secret bancaire est le plus étanche.
« Les paradis fiscaux sont la voie royale pour dissimuler l'identité des investisseurs. » - Serge Joyal
« La légalisation vise à éliminer le crime organisé, mais on se rend compte qu'il peut facilement revenir par en arrière sous forme de sociétés-écrans pour faire du blanchiment d'argent », craint le sénateur.
LES TRANSACTIONS
Selon nos recherches, Aurora Cannabis, qui vient d'ouvrir une usine de 40 000 pieds carrés sur le boulevard Hymus, à Pointe-Claire, a reçu en novembre 104 millions du fonds offshoreMMCap International Inc. SPC, dans le cadre d'une ronde de financement qui a récolté au total 115 millions. Aurora a confirmé l'information, mais n'a pas voulu la commenter publiquement.
Cannabis Wheaton Income, fondée par l'ex-chef des finances du PLC Chuck Rifici, a pour sa part reçu 68 millions du même fonds. Wheaton n'est pas un producteur de cannabis en tant que tel, mais plutôt un « facilitateur » qui débloque des fonds pour des producteurs lorsque ceux-ci sont tout près d'obtenir leur permis de production de Santé Canada. Les 68 millions en provenance des îles Caïmans ont été investis dans le cadre d'une ronde de financement de 100 millions, à laquelle les investisseurs québécois n'ont participé qu'à hauteur de 128 000 $.
L'entreprise québécoise Hydropothecary, dont l'un des fondateurs, Adam Miron, est un ancien directeur national du PLC, a quant à elle reçu en juillet un financement de 15 millions provenant de MMCap International Inc. SPC, a découvert La Presse. L'entreprise a indiqué ne pas vendre elle-même ses propres actions aux actionnaires.
« Nous n'exerçons pas de contrôle sur qui achète nos actions. » - Hydropothecary, dans un courriel
MMCap a aussi investi un total de 90 millions dans les sociétés canadiennes Harvest One Cannabis, Weed MD, Invictus MD, AbCann, Terrascend, Emblem corporation et Maricann, toutes inscrites en Bourse.
Établi dans l'île de Grand Cayman depuis 2002, le fonds MMCap est extrêmement discret dans ses communications. Il a par le passé pris discrètement le contrôle de plusieurs société minières canadiennes dans lesquelles il a investi. Un de ses gestionnaires, le Canadien Matthew MacIsaac, avait été arrêté en 2008 pour possession de cocaïne, avait révélé le Globe and Mail. Aucun représentant du fonds n'a rappelé La Presse, malgré des messages laissés aux bureaux des îles Caïmans et de Toronto.
FONDS ALTERNATIFS
Les îles Caïmans, qui n'ont pas de convention fiscale avec le Canada, sont le principal hébergeur mondial des hedge funds ou fonds alternatifs, un type de fonds d'investissement généralement assez risqué réservé aux investisseurs nantis. Dans ce cas-ci, l'investissement minimal pour participer au fonds de MMCap est de 25 000 $, mais les investisseurs doivent obligatoirement avoir des actifs de 5 millions ou des revenus annuels minimums de 200 000 $ pour y adhérer.
Grâce au secret bancaire assuré par les îles Caïmans, l'origine des individus qui ont investi ces sommes est gardée entièrement secrète. « Les îles Caïmans sont une juridiction très opaque », explique André Lareau. Les participants canadiens du hedge fund devront en théorie déclarer leurs gains quand ils les rapatrieront au Canada, mais ce n'est pas le cas des investisseurs étrangers.
« Avec la plus-value importante qu'ils peuvent faire en un court laps de temps, ça peut être un profit rapide et exonéré d'impôt partout. » - André Lareau, spécialiste de la fiscalité internationale à l'Université Laval
« L'avantage, il est clairement fiscal, estime pour sa part l'avocat Maxime Lemieux, spécialiste des valeurs mobilières au cabinet McMillan. Mais ce n'est pas nécessairement une stratégie utilisée à des fins d'évasion, tempère-t-il. Ça peut être quelqu'un qui a de l'argent offshore et qui ne veut pas qu'on sache que c'est lui qui investit dans l'industrie du cannabis. C'est difficile de connaître la raison précise pourquoi cette stratégie est utilisée dans ce cas. Chose certaine, c'est de la planification fiscale normale dans le cadre d'investissements de fonds. C'est clairement un investisseur stratégique, puisqu'il a investi un montant très important. »
PLUSIEURS AUTRES INVESTISSEMENTS OFFSHORE
Aurora, Wheaton, Hydropothecary et les quatre autres bénéficiaires des placements de MMCap sont loin d'être les seules entreprises de cannabis canadiennes à avoir obtenu des investissements offshore semblables.
Delshen Therapeutics, dont l'ex-ministre libéral Martin Cauchon est un membre du conseil d'administration, a reçu un financement de 3 millions provenant des îles Vierges britanniques, un autre paradis fiscal, a récemment révélé Le Journal de Montréal. L'économiste Alain Dubuc, qui signe des chroniques dans les pages Débats de La Presse, est un administrateur d'une des filiales de DelShen, 48 North.
Les médias de Québecor affirmaient récemment que les entreprises canadiennes de cannabis ont profité en tout d'un fonds d'au moins 165 millions provenant de paradis fiscaux, mais nos vérifications permettent de conclure qu'à eux seuls, les producteurs autorisés actuellement en activité ont reçu au minimum 293 millions des paradis fiscaux situés dans les Bermudes seulement. C'est sans compter les sommes versées à des producteurs en attente de permis et celles provenant d'États européens et asiatiques fortement avantageux, comme Monaco, la Suisse, les Émirats arabes unis et Singapour.
LE CANADA, « PASSOIRE » FISCALE
Ce sont des règles fiscales adoptées sous le gouvernement Harper qui permettent aux investisseurs étrangers de ne pas déclarer leurs gains en capital réalisés au Canada, pourvu qu'ils ne proviennent pas d'actifs immobiliers, précise André Lareau. « Cette fiscalité fait en sorte que le Canada en train de devenir une passoire. On dit aux investisseurs étrangers : "Trouve-toi un bidule canadien qui va augmenter de valeur importante, viens faire ton gain rapide, tu paieras pas d'impôt ici, et si tu te structures correctement, tu n'en paieras pas nulle part non plus. Et c'est parfaitement légal." »
En entrevue à La Presse, Chuck Rifici, fondateur de Wheaton, insiste cependant pour dire que la grande majorité des investissements récoltés par son entreprise proviennent d'investisseurs canadiens et américains.
« Ces deux dernières années, il y a 4 milliards de dollars qui sont entrés dans l'industrie du cannabis sous forme d'investissements. Moins de 5 % provient de pays offshore. » - Chuck Rifici
« C'est un tout petit pourcentage, si on compare aux sommes provenant des pays offshoreinvesties, par exemple, dans les entreprises de télécommunications ou dans les banques canadiennes », relativise-t-il.
« Le Canada a une structure de réglementation assez forte pour s'assurer que l'argent qui entre au Canada soit propre. C'est sûr que, puisque c'est du cannabis, ça fait de bonnes histoires. Mais en termes de pourcentage, c'est très petit », ajoute-t-il.
DANS LA LIGNE DE MIRE DU NPD ET DES SÉNATEURS
Le Nouveau Parti démocratique, qui talonne le Parti libéral sur la question des paradis fiscaux depuis plusieurs mois, s'inquiète cependant que l'argent des entreprises de cannabis puisse provenir de lieux aussi opaques. « Nous faisons face à ce qu'ils appellent dans le jargon une "stratégie d'optimisation fiscale" mais qui, en termes bien clairs, n'a pour but que de délocaliser les profits », avance le député néo-démocrate de Sherbrooke Pierre-Luc Dusseault.
« C'est naïf de la part du gouvernement Trudeau de penser que le crime organisé ou que des compagnies douteuses n'allaient pas investir dans des compagnies canadiennes à travers des mécanismes comme celui-ci. Il y a vraiment un manque de transparence. Là où le gouvernement aurait dû prévoir des garde-fous beaucoup plus sévères, ce qu'on voit, c'est un manque de rigueur », croit-il.
Le sénateur Serge Joyal estime que le gouvernement Trudeau devrait inclure dans la loi légalisant le cannabis une disposition obligeant l'identification des personnes qui investissent dans cette industrie. « Il n'y a rien qui empêcherait le Parlement de légiférer en ce sens. C'est légitime et ça m'apparaît être l'enfance de l'art. »